Exclusivités sur les réseaux : un sujet embarrassant pour tout le monde

Les conflits sur les exclusivités se sont accumulés ces derniers mois. L’exclusivité iPhone- Orange a été suspendue, tandis que le modèle de
double exclusivité Orange-France Télévisions et Orange Sport a été autorisé.
La mission Hagelsteen prémunira-t-elle contre d’autres litiges ?

Par Katia Duhamel, avocate, cabinet Bird & Bird

Bâtis sur le sacro-saint principe de l’interopérabilité et de la neutralité, les télécommunications étaient jusqu’à présent ouvertes vis-à-vis des contenus. A l’inverse les médias – soutenues par une réglementation qui cloisonne l’exploitation des œuvres dans le temps et selon leur support de diffusion (chronologie des médias) – ont construit un modèle d’accès discriminant permettant de financer la création des œuvres
et dont la valeur réside largement dans des exclusivités de distribution. Ces pratiques se heurtent aujourd’hui à l’évolution des technologies qui permet une personnalisation et une nomadisation croissantes des modes de consommation, de plus en plus indépendants des terminaux et des plateformes (catch-up TV; vidéo
à la demande; télévision mobile, etc.). Par ailleurs, la banalisation des flux de communication contraint les opérateurs télécoms à se différencier par les contenus offerts sur leurs réseaux, comme ils le font déjà en offrant des terminaux mobiles subventionnés, packagés dans leurs offres.

« Double exclusivité » : contestée mais autorisée…
Telle est la stratégie d’Orange qui entend se réserver l’exclusivité des chaînes qu’elle édite, comme elle a essayé, avec moins de succès, de conserver son exclusivité de distribution sur l’iPhone (voir Zoom). Deux contentieux ont eu à traiter du premier sujet sans pour autant trancher parfaitement la question. Le premier dirigé contre l’exclusivité réservée par France Télévisions à Orange pour la diffusion de ses programmes de télévision de rattrapage (catch up TV) ; le second concerne la commercialisation de
la chaîne Orange Sport, ainsi qu’un avis du conseil de la concurrence. Qu’entend-t-on d’abord par « double exclusivité » ? C’est le terme employé par l’Autorité de la concurrence pour désigner le modèle soutenu par Orange qui superpose à l’exclusivité de distribution, bien connue dans le secteur de la télévision payante, une seconde exclusivité de transport et d’accès. Dans le premier cas, le distributeur se réserve l’exclusivité de services et/ou de chaînes – sans pour autant s’opposer à la diffusion de ces services sur une autre plateforme technique (satellite, TV ADSL, fibre optique,…) – et conserve à ce titre la relation commerciale avec l’abonné. C’est le modèle de l’auto-distribution développé par Canal+, dont on peut recevoir les programmes payants, aussi bien en étant abonné à Canalsat qu’à Orange ou Free. Dans le second cas,
le fournisseur d’accès à Internet (FAI) se réserve l’exclusivité des contenus, chaînes
ou services, commercialisés à ses seuls abonnés.

1er épisode – Le 8 octobre 2007, le Conseil de la concurrence (devenu depuis l’Autorité de concurrence) est saisi par l’Aforst (1) d’une demande de mesures conservatoires aux fins de suspendre l’accord exclusif permettant au groupe France Télécom de distribuer auprès de ses seuls abonnés ADSL certains programmes de France Télévisions en catch up TV. Les opérateurs alternatifs représentés par cette association invoquent notamment un abus de position dominante de France Télécom et de France Télévisions. Ils font valoir le caractère de vente liée d’une commercialisation de ces programmes subordonnée à un abonnement triple-play d’Orange, ainsi que des soupçons d’entente verticale entre France Télécom et France Télévisions et d’entente horizontale entre France Télévisions et les nombreux producteurs qui lui ont abandonné des droits de diffusion sur les émissions incluses dans les programmes de catch up TV. Le 7 mai 2008 (2), le Conseil rejette la demande de l’Aforst au fond et au titre des demandes conservatoires, fondant sa décision sur l’absence d’éléments probants de nature à démontrer « en l’état » le caractère anticoncurrentiel de l’accord, sur le champ restreint de l’exclusivité (3) et sur le fait que l’exclusivité incriminée ne confère pas un avantage concurrentiel déterminant pour Orange au préjudice de ses concurrents.

2e épisode – Le 20 mars 2009, le tribunal de commerce de Paris fait droit aux demandes de Free et SFR/Neuf Cegetel (après les avoir rejetées en référé en juillet 2008). Il ordonne à Orange de mettre fin à l’exclusivité de retransmission de certains matches de football diffusés sur sa chaînes Orange Sport. Autrement dit : de cesser
de subordonner l’abonnement à cette chaîne à une souscription à son service d’accès triple-play, subordination que le tribunal juge constitutive d’une vente liée illégale (contrairement au Conseil dans l’affaire précédente (4)). Le 30 mars, la cour d’appel saisie par Orange refuse de lever cette interdiction. En revanche, le 14 mai 2009, la même Cour d’appel saisie sur le fond de la décision du tribunal de commerce renverse la vapeur en infirmant cette décision pour tenir compte d’une décision de la Cour de justice des Communautés européennes (« CJCE ») intervenue entre-temps (5). Cette décision a interprété la directive relative aux pratiques commerciales déloyales (6) comme prohibant toute réglementation nationale, qui, à l’instar de l’article L 122-1
du code français de la consommation, interdirait les offres conjointes « en toutes circonstances ».

3e épisode – Le 7 juillet 2009, l’Autorité de la concurrence rend l’avis, qui lui a été demandé en janvier par la ministre de l’Economie, de l’Industrie et de l’Emploi sur
les exclusivités d’accès aux contenus TV par les FAI. L’Autorité conclut : l’exclusivité d’accès doit rester une solution exceptionnelle, strictement limitée dans sa durée
et dans son champ ; l’auto-distribution apparaît comme une solution d’équilibre satisfaisante (le modèle de Canal+), à l’avantage des acteurs de la chaîne de valeur
et des consommateurs ; la régulation du marché de gros des chaînes payantes reste
un complément indispensable. Les sages de la rue de l’Echelle considèrent enfin que leurs éventuelles décisions à venir en matière contentieuse, comme celles des tribunaux judiciaires, seront insuffisantes à fournir la sécurité juridique nécessaire aux acteurs, en particulier dans le cadre des investissements requis pour le développement de la fibre optique et donc du très haut débit. Ils en appellent à ce titre à l’intervention du législateur. Plus récemment, en octobre dernier, le Premier ministre a demandé à Marie-Dominique Hagelsteen (7) de poursuivre la réflexion initiée par l’Autorité de la concurrence. Et ce, afin de rendre un rapport le 15 décembre prochain sur ses propositions.

Résoudre la difficile équation par la loi ?
Objectif : éclairer le gouvernement sur la nécessité et la possibilité (ou non) de limiter
la pratique de « double exclusivité » et de réguler les marchés de gros de la télévision payante au moyen d’un cadre juridique spécifique. Ce rapport constituera-t-il le socle
de la révision législative souhaitée par l’Autorité de la concurrence et mettra-t-il fin des contentieux à répétition ?
Ce n’est pas certain compte tenu des nombreux obstacles, qui nous semblent devoir être levés au cas par cas et non de façon générale.  En particulier, comment traiter cette question par la loi alors que la télévision reste un produit d’appel non rémunérateur pour les opérateurs de communications électroniques ?
En effet, ceux-ci semblent aujourd’hui incapables de proposer un modèle économique se substituant au modèle de l’exclusivité pour le financement des œuvres. De notre point de vue, la réflexion économique inhérente au droit de la concurrence serait mieux en mesure que la loi de résoudre cette difficile équation. @

ZOOM

Fin de l’exclusivité iPhone-Orange : la question de la concurrence demeure
Le 17 décembre 2008, l’Autorité de la concurrence rendaient une décision enjoignant
à Apple et à France Télécom de suspendre l’exclusivité dont bénéficiait Orange sur l’iPhone en France. Le 4 février 2009, cette décision était confirmée en tous points
par la cour d’appel de Paris. Ce système d’exclusivité de long terme portait atteinte
à la concurrence, principalement en raison de trois facteurs : la faible intensité concurrentielle caractérisant le marché des services de téléphonie mobile ; le risque
de cloisonnement du marché pouvant résulter des effets cumulatifs de partenariats exclusifs entre opérateurs de réseaux et fabricants de terminaux ; l’avantage concurrentiel majeur que constituerait cette exclusivité pour Orange du fait notamment de l’attractivité particulière de l’iPhone et de la position prééminente d’Apple sur les marchés des baladeurs numériques et du téléchargement payant de musique en ligne. Pourtant, l’analyse des sages de la rue de l’Echelle n’est pas sans soulever certaines interrogations. Davantage que la suppression d’une exclusivité, ne sont-elles pas en cause les conditions dans lesquelles se fera l’attribution de la quatrième licence à un opérateur permettant de redynamiser la concurrence sur le marché ? Reste qu’Apple et Orange, pour des raisons différentes, ont décidé courant octobre 2009 de se conformer aux injonctions prononcées par l’Autorité de la concurrence et de supprimer l’exclusivité.