Appliquer en 2020 une taxe « copie privée » sur les ordinateurs personnels est-il politiquement correct ?

La Cour des comptes a publié le 9 juin le rapport 2019 sur le contrôle des sociétés de gestion des droits d’auteur, qui suggère d’étendre la taxe « copie privée » aux disques durs internes d’ordinateurs. La commission « Musitelli » prépare le terrain avec Copie France. Mais il faudra l’aval du gouvernement.

La commission « copie privée », chargée par le code de la propriété intellectuelle (article L.311-5) de fixer les redevances perçues au titre de « la rémunération pour copie privée » lors de la vente au grand public de supports de stockage numérique, souhaite maintenant taxer les disques durs internes des ordinateurs personnels. Cette commission, présidée par Jean Musitelli (photo de gauche), vient d’engager les discussions avec ses membres – ayants droit de la culture et industriels de la high-tech.

Réunion le 25 juin et études en vue
« Afin de définir avec précision le périmètre auquel pourrait s’appliquer une décision d’assujettissement de ce type de support, il a été décidé de procéder à l’audition le 19 avril de la société GFK. Les discussions se sont poursuivies en groupe de travail les 10 et 28 mai », indique Jean Musitelli à Edition Multimédi@. Prochaine réunion : le 25 juin. GFK a présenté la segmentation des supports concernés, qu’il s’agisse des ordinateurs personnels que des disques durs vendus nus pour y être intégrés. « Les éléments apportés par GFK devront certainement être complétés par des analyses relatives à l’état du marché de ces différents produits. La commission devra alors définir sur quels segments devront porter les études d’usage afin notamment d’exclure de l’enquête les produits à usage strictement professionnel. Le souci de la commission est d’avancer rapidement avec l’objectif de lancer les études d’usage à l’horizon de la rentrée 2019. », poursuit son président.
Copie France, seul organisme en France chargé de collecter les redevances pour la rémunération de la copie privée (1), estime pour sa part qu’il est grand temps de se pencher sur les disques durs internes des ordinateurs. « Il existe aujourd’hui une urgence au regard des ordinateurs. En effet, cette famille de supports avait été laissée de côté, car la priorité était de réactualiser les autres familles de supports. La commission doit, tout d’abord, mener une réflexion sur la définition de la famille des ordinateurs (y compris les disques durs d’ordinateurs vendus nus) avant d’envisager
de lancer une étude. La meilleure façon d’amorcer le débat et d’avoir un panorama complet de ce que recouvrent les disques durs d’ordinateurs est d’inviter un institut comme GFK à venir faire une présentation sur les caractéristiques techniques », avait justifié le 22 février dernier Idzard Van der Puyl, représentant de Copie France et par ailleurs directeur général de la Société civile des producteurs de cinéma et de télévision (Procirep) et l’Agence nationale de gestion des œuvres audiovisuelles (Angoa). Maintenant que la commission « Musitelli » dispose de ce panorama complet sur les disques durs internes d’ordinateurs et les disques durs vendus nus pour être intégrés dans l’ordinateur – par opposition aux disques durs externes qui, eux, sont déjà taxés –, les discussions entre les ayants droits des industries culturelles et les représentants des fabricants et importateurs de produits high-tech peuvent commencer. Mais avant d’aller plus loin dans les négociations en vue de fixer les barèmes de rémunération, la loi exige que la commission « copie privée » fasse réaliser – auprès de TNS-Sofres ou de l’institut CSA, par exemple – une étude sur les usages que font les utilisateurs de ces ordinateurs et disques durs internes. Car il s’agit d’avoir un aperçu des impacts potentiels sur le marché, ce que la commission « copie privée » est censée prendre en compte avant de fixer ses tarifs. Quoi qu’il en soit, les échanges entre les deux mondes – culture et numérique – risquent d’être tendus comme ce fut le cas il y a une dizaine d’années pour les disques durs externes (2007), les smartphones (2008) et les tablettes (2010).
Politiquement, d’abord, la question de la taxation des ordinateurs au nom de la rémunération de la copie privée est délicate. Jusqu’à maintenant, aucun gouvernement ne s’était risqué à étendre cette redevance « copie privée » aux ordinateurs des Français. D’une part, cela n’aurait pas été populaire au regard des échéances électorales. D’autre part, cela aurait été malvenu au moment où l’on incite la population à s’équiper d’un ordinateur pour faire ses démarches administratives et pour éviter la fracture numérique.

Déjà en Allemagne, en Italie et aux Pays-Bas
De plus, un troisième risque est apparu au cours de ces dernières années : la pression fiscale sur les foyers est devenue intenable pour les Français les plus modestes, comme le rappellent les Gilets jaunes depuis trente et un samedis. Idzard Van der Puyl (Copie France) a beau affirmer que « la rémunération pour copie privée (RCP) n’est pas une taxe », en prenant appui sur la jurisprudence du Conseil d’Etat certifiant « la nature non fiscale de la RCP », le prélèvement d’un montant non négligeable sur le prix de vente lors de l’achat par les consommateurs s’apparente pour ces derniers à une taxe qui entame leur pouvoir d’achat. Et encore, contrairement à l’écotaxe par exemple, cette « copietaxe » n’apparaît pas sur les étiquettes des produits de stockage concernés par ce prélèvement. La commission « Musitelli » et Copie France font
valoir que la France ne sera pas la première à prendre en compte les disques durs d’ordinateurs, puisque, comme l’a encore affirmé Idzard Van der Puyl le 22 février,
« les ordinateurs sont assujettis à la RCP en Allemagne, en Italie et aux Pays-Bas ».

France : 4,5 milliards d’euros depuis 1986 !
Autant dire que le marché unique numérique ne brille pas par son harmonisation
dans ce domaine, alors que la Commission européenne avait promis de réformer les systèmes de redevances pour copie privée (private copy levy/levies) sur le Vieux Continent. Edition Multimédi@ a tenté de contacter Mariya Gabriel, commissaire en charge de l’Economie et de la Société numériques, sur ce point, mais n’a pas eu de réponse. La Fédération française des télécoms (FFTélécoms) reste réservée, car elle subit déjà la taxation des « box » répercutée par les FAI (2) sur leurs abonnés depuis 2012 et dont le barème est plus élevé sur l’entrée de gamme depuis le 1er juin dernier (3). Sa représentante, Alexandra Laffitte, chargée des affaires réglementaires et européennes, a demandé que GfK puisse fournir « des éléments de droit comparé
afin d’apprécier l’impact de l’assujettissement des ordinateurs à la RCP dans d’autres états », tout en soulignant que le dernier rapport de l’organisme néerlandais Stichting Thuiskopie (4) sur la redevance pour la copie privée remontre à 2014. Mais l’organisation la plus directement concernée par ces taxes est l’Alliance française des industries du numérique (Afnum), qui est issue du rapprochement en 2015 du Gitep Tics (télécoms), du Simavelec (audiovisuel) et de l’Uspii- Siped-SNSII (photographie).
Mathieu Gasquy, qui est directeur des ventes en Europe pour le numéro un mondial des fabricants de disques durs Western Digital, représente justement l’Afnum au sein de la commission « copie privée » aux côtés de la nouvelle déléguée générale de l’Afnum (depuis avril dernier), Stella Morabito que nous avons pu contacter. Ensemble, ils ne voient pas d’un très bon oeil la perspective de cette taxe sur les ventes d’ordinateurs. Avec, selon nos informations, plus de 300 millions d’euros en 2018 grâce au versement d’impayés (Canal+, Apple, …), contre 268 millions en 2017, la France
est le pays qui contribue le plus aux recettes de la copie privée en Europe et dans le monde. En dix ans (2009-2018), cette taxe lui a rapporté plus de 2 milliards d’euros et même, selon les calculs de Edition Multimédi@, plus de 4,5 milliards d’euros depuis 1986 que cette taxe « copie privée » existe ! Placée sous tutelles des ministères de la Culture, de l’Industrie et de la Consommation, la commission « copie privée » fixe les barèmes de tarifs que Copie France collectera sur le prix de vente des appareils ou supports permettant d’enregistrer des contenus numériques (DVD, clés USB, disques durs externes, smartphones, tablettes, box, magnétoscopes numériques dits nPVR, services de Cloud TV de type Molotov (5), etc.). Et cela ne va donc pas s’arrêter là, si la volonté politique décidait d’assujettir les ordinateurs à la taxe.
En publiant le 9 juin dernier le rapport 2019 de sa commission de contrôle des sociétés de gestion collective des droits d’auteur et droits voisins (6), la Cour des comptes indique que la commission de la copie privée a inscrit à son programme de travail 2019-2021 quatre création ou révision de barèmes : révision des barèmes applicables aux clés USB et cartes mémoires amovibles ; révision des barèmes applicable aux supports « historiques » (CD data, DVD data, Baladeurs MP3 et MP4 ; extension de l’assiette par l’assujettissement des disques durs internes des ordinateurs personnels (PC). Copie France, dont le gérant et secrétaire général est Charles-Henri Lonjon (photo de droite) depuis 22 ans (7) (*) (**), a estimé auprès de la commission de la Cour des comptes que cette dernière mesure « serait la seule mesure qui pourrait avoir un impact significatif sur les collectes (près de 20-25 millions d’euros si l’on applique au parc français actuel les barèmes pratiqués en Allemagne), étant entendu toutefois que les flottes de PC utilisées en entreprise ou dans un cadre professionnel feront l’objet d’une exonération de RCP assez large ». Copie France avance même un calendrier possible de mise en oeuvre : pas avant le 1er trimestre 2020, « au plus tôt », le temps que la commission « Musitelli » en débatte, fasse faire des études d’usage et d’impact, vote un barème.

La RCP dépend trop des smartphones
La commission de la Cour des comptes fait en outre état d’un problème : « La rémunération pour copie privée connaît une extrême dépendance au marché des téléphones, qui représente fin 2018 presque les deux tiers des collectes, ce mouvement ne faisant que se renforcer au fil du temps ». Les ayants droit et les magistrats de la rue Cambon s’en inquiètent d’autant plus que 25 % du produit des perceptions de la copie privée audiovisuelle et sonore vont, selon l’article L. 321-9 du CPI, subventionner les actions artistiques et culturelles du pays – dont la RCP est censée être la principale source de financement. @

Charles de Laubier