Ego… métrique

De nos jours, le « Connais-toi toi-même » prend une tournure singulière. Cette sagesse antique n’a sans doute jamais été aussi populaire qu’aujourd’hui, même si c’est en empruntant des chemins que n’auraient pu imaginer nos ancêtres qui la gravèrent au fronton du temple de Delphes. Maintenant, mon
« Moi » est mesuré, jour et nuit, par la puissance des applications du Quantified Self (QS) : une véritable batterie de données sur le nombre de calories brûlées, le poids, la tension, le pouls, ou encore la qualité du sommeil. Apparus au stade industriel à la fin des années 2000, les objets connectés liés au bien-être et à la santé se sont multipliés, explorant toutes les pistes possibles. Les utilisateurs pionniers avaient ainsi accès à des données qui les aidaient à se fixer des objectifs simples, et découvraient émerveillés le nombre de pas qu’ils faisaient par jour. Et, en bon élève docile, ils acceptaient la petite remontrance ou le message de félicitation envoyés par le programme. Les capteurs et bracelets d’activité ont ainsi ouvert le marché avec Jawbone, iHealth, Nike VitaDock ou Fitbit, qui connurent un premier succès même s’ils ne proposaient que très peu de mesures. Suivirent une
plus grande diversité d’objets : bouchons de tube de médicament GlowCaps alertant l’utilisateur, ceintures Lumo Back vibrant pour signaler une mauvaise posture, ou serre-têtes Melon destinés à améliorer l’attention…
Les leaders des terminaux mobiles ont ensuite essayé de prendre le contrôle du marché en lançant tour à tour leurs montres connectées, et faire ainsi main basse sur un marché aux perspectives immenses, le dispositif central étant leurs smartphones – véritables pilotes des applications.

« Quantified Self : les objets connectés liés
au bien-être et à la santé se sont multipliés. »

Mais c’est avec la seconde génération de capteurs que les usages ont véritablement explosés. Lorsque, miniaturisés et quasiment invisibles, ils se sont embarqués dans
les objets eux-mêmes, soit lors de leur construction, soit sous forme de stickers positionnables sur nos objets quotidiens : vêtements, chaussures, vaisselles, aliments, … Sans oublier bien sûr nos pacemakers, nos lentilles de contact, ou tout autre modèle de prothèses connectées de nouvelle génération que nous sommes de plus en plus nombreux à porter. Dès lors, le nombre de données collectées a explosé : niveau de stress, rythme cardiaque, tension, vision, respiration, calorie, température, qualité du sommeil, bilan sanguin, activité cérébrale, taux de glucide,… Sachant que chaque année de nouvelles données s’ajoutent aux anciennes moissons. Les bénéfices impressionnant ont emporté l’adhésion du plus grand nombre. Nous n’avions jamais atteint un tel niveau de précision dans le suivi de notre santé quotidienne. Mais pour
en arriver là, il a fallu franchir de nombreuses étapes. Il ne s’agissait plus de données associées à une pratique sportive ou paramédicale, mais de données médicales ultra-sensibles. La question cruciale de leur accès et de leur protection est à peine résolue aujourd’hui. Si les pionniers du QS furent les start-up, suivies par les équipementiers leaders, les géants du Net, les opérateurs télécoms et les grandes compagnies d’assurance, il faut désormais compter avec les grands laboratoires et les systèmes
de santé associant le personnel médical. Le vaste monde du soin est en pleine phase de réorganisation autour de la bonne utilisation de ses montagnes de données personnelles que l’on a commencé à collecter avant de savoir s’en servir.

Aujourd’hui, mes données alimentent en temps réel une base personnelle hébergée par le service Cloud Vitale, qui remplace mon ancienne carte à puce et à laquelle ont accès les médecins qui me suivent de leur cabinet ou de l’hôpital. Dans de nombreux cas, je peux bénéficier de soins ou de conseils préventifs. A tel point que c’est souvent mon docteur qui vient à moi pour me prodiguer des conseils avant qu’il ne soit trop tard ! Nous avons dû apprendre à déserter les salles d’attente devenues obsolètes ! Malgré tout, mon «Moi » décomposé, éclaté en myriades de données, me reste encore largement à découvrir, en dépit des tout derniers progrès de la neuropsychologie qui donne enfin accès à la cartographie inédite de mon cerveau, de ses failles et de ses ressources inexploitées. @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2025 » : Moi augmenté (II)
* Directeur général adjoint de l’IDATE, auteur du livre « Vous
êtes déjà en 2025 » (http://lc.cx/Broché2025).
Les objets connectés et le Quantified Self seront abordés
lors du « Connected Things Forum », dans le cadre du
DigiWorld Summit, 18-20 nov. 2014 : digiworldsummit.com.

La fin des Telcosaures ?

L’ère glaciaire des opérateurs télécoms n’est pas encore venue… Ces dinosaures, comme certains les appellent encore, sont toujours bien là. Ils ont même repris des forces
au moment où les besoins de l’économie numérique en bande passante n’ont jamais été aussi importants. Le désir de connectivité à très haut débit pour tous, à tout moment et en tout lieu, demande encore aujourd’hui des investissements gigantesques et continus que seuls sont capables de supporter des opérateurs puissants. A l’ombre de ces mastodontes qui se dévorent entre eux, notamment en Europe qui offre à leurs appétits une réserve de plus petits spécimens, se développent des opérateurs rapides et plus légers. L’histoire de ces lightoperators est jalonnée d’échecs et de succès. Ils occupent généralement des niches économiques particulières, celles des ruptures technologiques, du low cost et des faibles marges. Seuls quelques-uns, comme Free ou Vodafone ont su sortir du lot et grandir. Alors que la plupart apparaissent et disparaissent au grès des innovations techniques, des fusions-acquisitions et des nouvelles conditions de marché. C’est ainsi que les petits opérateurs d’aujourd’hui succèdent à une génération d’entreprises qui a été progressivement asphyxiée par la baisse tendancielle des prix (services voix, messagerie, haut débit) ou la progression des offres groupées, multi play et bundles en tout genre. Mais, loin des opérateurs historiques, de nouveaux entrants ont pris le relais en exploitant de nouveaux marchés viables. Ils apparaissent d’ailleurs dans un contexte déjà très dense, comme le montre le nombre des quelque 1.000 MVNO déjà recensés dans le monde en 2014. Le nombre élevé de ces opérateurs mobiles virtuels, louant leurs réseaux aux autres, prend en compte la prise de contrôle des plus importants d’entre eux par des groupes puissants. C’était le cas des MVNO dits complets (Full MVNO), comme Virgin Mobile en France ou Telenet aux Pays-Bas, maîtrisant l’essentiel des maillons clés, de la facturation aux fonctions de gestion de réseau – même si par définition ils n’étaient pas propriétaire de l’infrastructure radio.

« Ces light operators sont synonymes de low cost et de faibles marges, mais aussi de ruptures technologiques. »

Comme en réaction à ces forces qui tendent à faire disparaître les petits opérateurs fragiles ou fusionner ceux qui ont réussi, le mouvement continu de création de nouveaux acteurs ne s’est donc pas tari. Les investissements dans les réseaux de nouvelles générations fixe (fibre) ou mobile (4G et 5G) – associés aux mesures réglementaires et anti-concentration, ainsi qu’aux aménagements réguliers du spectre
– ont libéré des espaces favorables au lancement de nouveaux projets de start-up.
La niche du WiFi a également généré son lot d’opérateurs, qui, comme les nord-américains Republic Wireless ou TextNow, ont misé sur cette technologie pour proposer des services d’appels, de messagerie ou de données à des clients souhaitant utiliser leurs smartphones sans recourir aux contrats avec engagement des quatre opérateurs leaders. En France, par exemple, Osmozis s’est paré du titre ambitieux d’« opérateur de services WiFi global » en visant le marché des grands espaces que sont les campings et les ports de plaisance… A cela s’ajoute la possibilité de proposer des services de communication à des clientèles spécifiques, comme cela était déjà le cas par le passé : le britannique Lebara Group sur des cibles ethniques, les néerlandais Trined pour des personnes âgées et Helden Van Nu pour des PME, ou encore le français Sigfox pour du M2M. On ne compte plus aujourd’hui les light operators qui
ont tenté, parfois avec un certain succès, de se faire une place en lançant des services dédiés à destination des enfants, des adeptes de certains sports ou des personnes médicalisées. Plus récemment, des start-up ont proposé des services à destination
des animaux et de leurs maîtres, ou pour gérer ces véritables flottilles d’objets connectés qui nous entourent en permanence.
Condamnés à occuper une place limitée, pouvant aller de 5 % à 20 % du marché selon les pays, ces petits opérateurs sont la respiration nécessaire de l’écosystème. Ils maintiennent un minimum vital de concurrence sur des marchés de nouveau très concentrés, et alimentent le courant d’innovations indispensable à l’apport de nouveaux services de communication, pour nous les utilisateurs. @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2025 » : Moi augmenté
* Directeur général adjoint de l’IDATE, auteur du livre « Vous
êtes déjà en 2025 » (http://lc.cx/Broché2025).
L’Institut a publié sur le même thème le rapport « Light operators :
Maturing, and putting on weight » par Christoph Pennings.

Les Crypto-monnayeurs

Ce soir, j’ai rendez-vous avec un ami qui m’a promis de tout me dire sur son activité de « mineur », tout autant mystérieuse que nocturne. Quand il m’ouvre la porte, je suis presque déçu de ne pas le trouver le visage noirci,
moi qui vaguement l’imaginais travaillant à creuser une galerie au fond de sa cave, à la lueur d’une lampe frontale, en quête d’un trésor ancestral… Si nous descendons bien l’escalier, c’est pour découvrir un mini data center patiemment assemblé par mon ami qui s’est doté de la puissance nécessaire pour se livrer au « minage ».
Il fait ainsi partie des milliers de particuliers autour de la planète qui participent à la création d’unités de comptes des nouvelles monnaies virtuelles. Être partie prenante
du réseau peer-to-peer de ces crypto-monnaies est autant un passe-temps pour geek avancé qu’une perspective de revenus très concrète, même si cette activité est de plus en plus confisquée par des professionnels. Ainsi équipé, il est en effet possible de faire participer son ordinateur à la résolution des calculs nécessaires à la validation de chaque transaction, et de se voir attribuer un certain nombre d’unités de la monnaie virtuelle concernée. Chacun espère ainsi accumuler des « coins » qui firent la fortune de quelques pionniers.

« Il s’agit bien d’un phénomène majeur inscrit
désormais dans la longue histoire de la monnaie. »

Il s’agit bien d’un phénomène majeur, inscrit désormais dans la longue histoire de
la monnaie, après le billet, le chèque et la carte bancaire. Une étape de plus dans le processus de dématérialisation de l’argent et un changement de nature fondamental car affranchi de tout système bancaire. Non sans règle, bien au contraire. Bitcoin,
la première des monnaies virtuelles, créée en 2009, repose sur un cryptage des transactions réputé inviolable, le suivi en temps réel des échanges sur le site ouvert Blockchain.info et le nombre d’unités limité à 21 millions de bitcoins à l’horizon… 2140, afin d’organiser la rareté et limiter les risques d’hyperinflation. Mais les débuts furent entachés d’une très forte spéculation : plus de 70 % des détenteurs de bitcoins en
2014 les achetaient pour les conserver, tandis que l’anonymat et l’extraterritorialité favorisaient le blanchiment des fonds issus de tous les trafics. Outre la conservation, les achats ou les transferts de fond sans frais, nos monnaies virtuelles nous permettent désormais d’effectuer des micropaiements à très faible coût, des médiations de contentieux, du crowdfunding et divers types d’emprunts. Face à cette évolution fondamentale, tous les acteurs ont dû se positionner. Les spécialistes des transferts de fonds, comme Western Union, ont lancé des offensives réglementaires protectionnistes visant à limiter les opérations de ses nouveaux concurrents. Dès 2014 des entreprises majeures comme Dell, Monoprix ou Wikipedia, parmi des commerçants de plus en plus nombreux, ont accepté les bitcoins.

Tandis qu’apparaissaient les premiers automates permettant d’acheter des bitcoins
ou de les changer contre des dollars ou des euros. Les géants de l’Internet, d’abord surpris par cet essor si rapide, surent en tirer parti : eBay utilisa sa filiale consacrée
au paiement, Braintree, pour mettre en place les premiers règlements en bitcoins ; Amazon testa le principe en lançant ses Amazoncoins ; Google lança Googlecoin et associa des crypto-devises avec son outil Google Wallet, lequel fut une réponse aux principaux problèmes de sécurité et de stockage des détenteurs de monnaie virtuel. Quelques acteurs solides ont ainsi mis un peu d’ordre et apporté de la confiance, là
où de nombreuses plateformes d’échanges de bitcoins proliféraient et déstabilisaient régulièrement les cours au grès de leurs faillites ou de leurs failles révélées par les assauts répétés des hackeurs. Aujourd’hui, seule une poignée de crypto-monnaies matures ont la faveur d’un large public, mais la révolution monétaire est en marche.
Les dizaines de e-monnaies créées dès 2012 (Litecoin, Bitcoin, Dogecoin, Peercoin, Quarck, Stablecoin, Telsacoin, Vertecoin, …) ont été rejointes par d’autres : e-monnaies nationales, comme Auroracoin (islande) ou Isracoin (Israël), ethniques, solidaires, ou même celles créées par des… réseaux bancaires ! En quittant mon ami, légèrement fiévreux, je me remémorais cette phrase d’André Gide dans « Les Faux-Monnayeurs » : « On ne découvre pas de terre nouvelle sans consentir à perdre de vue, d’abord et longtemps, tout rivage. ». @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2025 » : Petits opérateurs
* Directeur général adjoint de l’IDATE,
auteur du livre « Vous êtes déjà en 2025 »
(http://lc.cx/Broché2025).