Menaces sur l’e-dentité

Lorsqu’en cet été 1556, un homme rentre après des années d’absence dans ce petit village de l’Ariège en se proclamant Martin Guerre, mari de Bertrande, il faudra plus de trois années et le retour du véritable Martin pour que l’usurpateur Arnaud du Thil soit finalement démasqué. A cette époque, comme durant de nombreux siècles, ce sont les proches qui peuvent se porter témoin de l’identité de l’un d’entre eux. La carte d’identité ne fera son apparition en France qu’en 1921, avec un succès mitigé, dans le département de la Seine. A l’heure des réseaux sociaux triomphants et du village planétaire interconnecté, force est de constater que la notion même de l’identité a rapidement évolué. A la multiplication des identités « offline » (administrative, contacts, bancaire, médicale, professionnelle…), premières à avoir rapidement migré vers le numérique, ce sont ajoutées les identités « online » au rythme du développement des services phares du Web (e-mail, messagerie instantanée), le développement du e-commerce et bien entendu les applications Web 2.0 (profils, commentaires, blogs).

« Une carte d’identité numérique universelle – également biométrique et même génétique dans certains pays – permet de simplifier la vie du citoyen sur le Net ».

Dès 2010, chaque internaute disposait en moyenne d’une douzaine de comptes en ligne différents, générateurs d’autant d’éléments de son identité numérique : au moins quatre comptes sur des boutiques en ligne, un compte de consultation de comptes bancaires, deux comptes pour les démarche administratives, entre deux et trois comptes de messageries, sans oublier des comptes et pseudos permettant de gérer ses réseaux sociaux et ses forums. Un vrai casse-tête ! Et une longue liste de codes ésotériques notés un peu partout… Avec le sentiment que tout ce bricolage n’était pas
à la hauteur de l’enjeu que constitue la mise sur la toile des pans de plus en plus importants de sa vie privée. Le malaise était encore renforcé par la dispersion de ces éléments sur un Internet, véritable lieu public ouvert à tous les regards et tous les appétits. Longtemps, chacun a dû apprendre à plus ou moins bien gérer ses identités numériques avec les premiers outils proposés peu à peu par des acteurs très différents : géants du Net proposant des comptes unifiés pour faciliter l’accès à tous leurs services (Google Account, Yahoo! ID, Windows Live ID), réseaux sociaux et sites de
e-commerce mettant en place des platesformes ouvertes à des tiers (Facebook Connect, Amazon Checkout)… Et aussi de multiples initiatives innovantes comme le projet MyID.is (certificat) ou des groupements d’acteurs, à l’image de l’ambitieux projet Open ID visant à doter l’internaute d’une sorte de compte utilisateur universel. Il a fallu également clarifier les nouveaux éléments contribuant à l’identité elle-même comme
l’a illustré en son temps le débat autour de l’adresse IP, laquelle fut, selon les cas, déclarée ou non comme une donnée à caractère personnel. Débat qui fut au centre de la réflexion collective sur les éléments constitutifs de la vie privée, enjeux à multiples facettes : les informations privées de centaines de millions de citoyens excitant les tentations aussi bien d’entreprises que d’Etats avides de contrôle social à grande échelle. Facebook, en sophistiquant son offre, a ainsi réussi sa mutation consistant à valoriser le capital que représentent ces millions d’utilisateurs tout en leur garantissant des zones de privacy indispensables. Aujourd’hui, l’existence d’une carte d’identité numérique universelle – également biométrique et même génétique dans certains pays – permet de simplifier la vie du citoyen sur le Net. A chacun d’utiliser ou non ses différents degrés de liberté, en fonction de quatre spectres identitaire : l’anonymat, la pseudonymité, l’auto-identification et l’authentification. Quant à la question cruciale de la frontière permettant de distinguer la vie privée de la vie publique, elle est toujours un âpre objet de discussion et parfois d’affrontement entre des géants du Net tentant sans relâche d’imposer leur modèle face à des Etats et des individus aux attentes diverses et par nature dispersées. Relire des auteurs britanniques – de Jeremy Bentham (Le Panoptique, 1780) à David Brin (The Transparent Society, 1999), en passant par George Orwell – est alors absolument indispensable. @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2020 » : Les « serious games »
Depuis 1997, Jean-Dominique Séval est directeur marketing
et commercial de l’Idate. Rapport sur le sujet :
« La confiance des Français dans le numérique » réalisée par
Sophie Lubrano et Vincent Bonneau (pour la CDC et l’Ascel).

Adresses IP et données personnelles : et si on se trompait de débat ?

La question du caractère personnel ou pas de l’adresse IP est complexe et contradictions. Alors que l’Hadopi va se servir de ces numéros Internet pour démasquer les pirates du Net, le débat n’est toujours pas tranché et pourrait devenir secondaire. Question d’analyse.

Par Winston Maxwell à Paris (photo) et Wim Nauwelaerts à Bruxelles, avocats, Hogan Lovells

L’un des plus grands débats juridiques actuels en matière du droit de l’Internet est de savoir si une adresse IP – ou « Internet Protocol », numéro d’identification de chaque ordinateur, mobile, voire objet, connectés aux réseaux des réseaux – est une donnée personnelle
au sens de la directive européenne de 1995 sur la protection des données à caractère personnel (1) et de la loi française sur l’informatique et les libertés. Si l’adresse IP est une donnée personnelle, cette directive et cette loi française s’appliquent. A l’inverse, si une adresse IP n’est pas une donnée personnelle, une grande partie des opérations de communication sur Internet échapperait à tout contrôle en matière de protection de données personnelles.

Dernière l’IP, pas toujours d’individu
Le système actuel est une approche binaire qui dépend de la réponse à une seule –
mais redoutablement complexe – question, à savoir : la nature d’une adresse IP par rapport à la législation sur la protection des données personnelles. L’actualité apporte presque chaque mois de nouvelles décisions de justice qui rendent le débat encore plus difficile. Pourquoi est-ce que la question du « statut » de l’adresse IP est si complexe ? Parce que les adresses IP ont une multitude d’utilisations dans les réseaux et peuvent seulement dans certains cas conduire à l’identité d’un individu utilisant le réseau. Si on comparait les réseaux IP aux rues de Paris, les adresses IP serviraient
à identifier chaque carrefour, chaque feu rouge, chaque lampadaire, chaque panneau de signalisation et enfin chaque voiture qui circule sur les voies. De plus, certaines adresses IP sont éphémères. A un moment donné, elles identifient une voiture circulant entre un carrefour A et un carrefour B, et l’instant d’après la même adresse IP identifie un lampadaire. Sur les réseaux de demain où les objets eux-mêmes deviendront communicants, une adresse IP pourra aussi bien identifier un paquet de café dans un magasin qu’un compteur électrique. Est-ce qu’une adresse IP peut conduire à un individu ? Parfois oui. Tout comme une fibre de coton tombée sur une scène de crime
et analysées par les équipes d’« experts », une adresse IP peut mener à une machine qui elle-même peut, parfois, fournir des indices sur la personne qui a été à l’origine d’une communication. Tout dépend du contexte et des moyens mis en oeuvre. L’adresse IP est un indice qui peut dans certains cas conduire à un individu, dans d’autres cas pas.
On compte trois catégories d’adresses IP :
1 • Les adresses IP qui ne peuvent jamais conduire directement ou indirectement à un individu, quels que soient les moyens mis en oeuvre.
2 • Les adresses IP qui peuvent fournir des indices indirects conduisant vers un individu, si l’on y met beaucoup de moyens (la catégorie des « experts »).
3 • Les adresses IP qui conduisent assez facilement à un abonnement nominatif. Même dans cette dernière catégorie, l’adresse IP permet seulement d’identifier le titulaire de l’abonnement d’accès, mais ne permet pas d’identifier l’individu qui a réellement utilisé
un ordinateur à un instant « T ».

Les autorités de protection des données personnelles sont unanimes pour dire que les adresses IP de la troisième catégorie sont des données personnelles. Les tribunaux sont, quant à eux, partagés sur la question. Quant aux adresses IP de la seconde catégorie, le groupe de travail européen surnommé « Article 29 » – réunissant la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) et ses homologues des Vingt-sept (2) – considère que les adresses IP sont des données nominatives si elles peuvent conduire à un individu en utilisant des moyens raisonnables (3). Personne ne sait exactement ce que signifie des «moyens raisonnables », d’où une grande insécurité juridique pour cette catégorie d’adresses IP. Quant à la première catégorie des adresses IP, celles qui ne peuvent jamais aboutir à un individu, elles ne sont jamais des données personnelles. Et pour cause.

Cas de EMI contre Eircom
Une adresse IP peut être considérée comme une donnée personnelle entre les mains d’une personne « X », mais pas entre les mains d’une personne « Y ». Par exemple, une adresse IP entre les mains d’un fournisseur d’accès à Internet (FAI) – qui dispose de moyens pour établir le lien entre l’adresse IP et éventuellement un abonnement d’accès à Internet – serait considérée comme une donnée personnelle. Alors qu’une adresse IP entre les mains d’une tierce personne ne le serait pas, parce que cette tierce personne ne pourrait pas, en utilisant des moyens raisonnables, retrouver le lien entre l’adresse IP et un abonnement. Cette approche est illustrée par une décision du 16 avril dernier de la « High Court » d’Irlande (4), dans une affaire impliquant la maison de disques EMI et l’opérateur de télécommunications Eircom. Dans cette affaire, EMI a intenté une action contre Eircom en responsabilité parce qu’Eircom n’avait pas mis en oeuvre les moyens raisonnables pour limiter les téléchargements illicites sur son réseau. L’affaire n’est pas allée jusqu’à son terme car les parties ont transigé : Eircom s’est engagé à mettre en place un système de réponse graduée sur une base contractuelle avec ses abonnés. Eircom va s’appuyer sur des adresses IP communiquées par EMI et d’autres labels de disques. L’autorité de protection des données personnelles d’Irlande a saisi la Haute cour pour décider si le protocole transactionnel entre Eircom et EMI violait les dispositions de la loi sur la protection des données personnelles en Irlande. Au départ, la cour devait décider si les adresses IP constituaient des données personnelles. Et là, la cour a décidé que ces mêmes adresses n’étaient pas des données personnelles entre les mains d’EMI mais qu’elles l’étaient entre les mains d’Eircom. Elle a estimé que EMI n’avait ni les moyens ni la motivation pour trouver l’identité de la personne correspondant à l’adresse
IP en cause. Cette approche a été utilisée également par la Cour d’appel de Paris (5) qui a décidé, le 1er février 2010, que les adresses IP collectées par la Sacem n’étaient pas des données personnelles. Les autorités de protection des données personnelles ne sont pas d’accord avec cette approche (6).

Google : « résultats insatisfaisants »
Le groupe « Article 29 » vient d’écrire à Google une lettre datée du 26 mai dernier et signée de son président Jacob Kohnstamm (7) pour se plaindre des pratiques du géant
du Net en matière de rétention des données concernant les résultats de recherches. Google estime avoir rendu les données anonymes, conformément à la directive européenne de 1995 sur la protection des données à caractère personnel, en effaçant
le dernier octet de chaque adresse IP. Selon le groupe des « Cnil » européennes,
cette anonymisation est insuffisante, car il serait toujours possible dans certaines circonstances de retrouver l’identité d’une personne à travers ces adresses IP partielles. On est en plein dans la catégorie dite des « experts » ! Ces décisions démontrent à quel point le débat sur les adresses IP est complexe et semé de contradictions. Et pourtant toute l’application de la directive européenne et de la loi française sur la protection des données personnelles dépend de cette analyse ! Cela conduit à des résultats insatisfaisants. Premièrement, il reste forcément une grande incertitude pour les acteurs économiques sur l’applicabilité ou non de la loi. Deuxièmement, la loi sur la protection des données personnelles s’appliquera à des
cas qui ne posent aucun risque pour la vie privée des citoyens, et inversement ne s’appliquera pas à certains cas qui soulèvent un risque réel. Cette deuxième éventualité a notamment été soulevée dans un document du Contrôleur européen des données personnelles (8) sur les RFID (Radio Frequency Identification).

Le « Privacy by Design »
Les systèmes des RFID identifient des objets qui, dans certains cas, ne peuvent pas objectivement conduire à un individu. Donc, ce ne sont pas des données personnelles. Dans ce cas précis, le Contrôleur européen des données personnelles recommande
de ne pas s’arrêter uniquement sur la question « Est-ce une donnée nominative ? » mais plutôt de regarder l’impact global du système mis en oeuvre et de concevoir le système de manière à incorporer des garanties pour les citoyens. Il s’agit de l’approche « Privacy by Design » conseillé depuis longtemps par les autorités canadiennes. Le
« Privacy by Design » comprend plusieurs étapes. D’abord, au moment de la conception d’un nouveau système, le concepteur du système effectuerait une étude d’impact qui identifierait les risques potentiels pour la vie privée et des mesures qui pourraient être prises pour réduire ces risques. Le concepteur du système mettrait en oeuvre les mesures préconisées dans le rapport. Ensuite dans la mise en oeuvre du système, des mesures de gouvernance pourraient être prises afin, là encore, de réduire les risques identifiés lors de l’étude d’impact. Par exemple, si les données utilisées pour identifier un utilisateur sont codées, la clé permettant de déchiffrer ce code serait détenue par une entité structurellement séparée de l’entité qui exploite les données codées. Enfin, avec l’évolution de la technologie et des menaces qui pèsent sur la sécurité, l’exploitant du système aurait le devoir de mettre à jour les mesures de protection. La Commission européenne et le Contrôleur européen des données personnelles préconisent une approche de ce type à l’égard des systèmes de RFID, ainsi que pour les systèmes de transport intelligent. L’analyse se concentre en premier lieu sur les risques éventuels pour la vie privée et les mesures qui peuvent être prises pour réduire ce risque. La question de savoir si une adresse IP est ou non une donnée personnelle deviendrait secondaire. @