Open data des décisions judiciaires et administratives : des avancées mais encore des zones floues

Le 30 juin a été publié au J.O. le décret de mise à disposition du public des décisions judiciaires et administratives. Soit près de quatre ans après la loi « pour une République numérique » annonçant l’open data de ces décisions. Mais il faudra des arrêtés et des circulaires pour y voir plus clair.

Par Christiane Féral-Schuhl*, avocate associée, cabinet Féral-Schuhl/Sainte-Marie

La loi « pour une République numérique » du 16 octobre 2016, en annonçant l’open data des décisions de justice (1), marquait une étape décisive dans le processus de l’accès au droit pour tous. Mais il aura fallu attendre la loi « de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice » du 23 mars 2019 pour rouvrir le dossier de l’open data des décisions judiciaires (2). Et encore une année de plus pour que le décret pour « la mise à la disposition du public des décisions des juridictions judiciaires et administratives » du 29 juin 2020 soit publié.

Occulter les données ou pas, c’est selon
Ce décret de mise à la disposition du public, sur Internet, des décisions judiciaires et administratives apporte quelques précisions complémentaires. Pour autant, dans sa formule « a minima », le dispositif prête à beaucoup d’interrogations et laisse de grandes zones d’ombres. En attendant les arrêtés et circulaires à suivre, un point d’étape s’impose. S’agissant tout d’abord de la responsabilité de la collecte et de la diffusion des décisions de justice sous format électronique, celle-ci est confiée respectivement à la Cour de cassation pour les décisions de l’ordre judiciaire, et au Conseil d’Etat pour les décisions de l’ordre administratif. C’est une bonne chose et cela est conforme au souhait exprimé par le Conseil national des barreaux (CNB) dans une déclaration signée avec la Cour de cassation en juin 2019 et avec le Conseil d’Etat en juin 2020. En effet, cette règle devrait mettre un terme à la délivrance « sauvage » des copies aux tiers qui a permis à certains de constituer un fonds documentaire, dans le cadre d’accords bilatéraux avec certains greffes.
Désormais, la délivrance des copies aux tiers ne pourra concerner que des décisions « précisément identifiées » (3). Pour les décisions de l’ordre judiciaire, le refus de délivrance ou le silence gardé pendant deux mois pourra donner lieu à un recours gracieux devant le président de la juridiction. Enfin, le greffier devra occulter les éléments permettant l’identification des personnes physiques de nature à porter atteinte à leur sécurité ou au respect de la vie privée des personnes ou celles de leur entourage, précision donnée que cette occultation sera automatique lorsqu’elle a été faite pour la mise à disposition du public. Le recours contre cette décision sera possible, par requête présentée par un avocat, devant le président de la juridiction auprès de laquelle le greffier exerce ses fonctions. Le président statuera par ordonnance, le demandeur et les personnes physiques, parties ou tiers, mentionnées dans la décision, si possible entendus ou appelés. En revanche, les questions relatives à l’exhaustivité et l’intégrité de la base de données demeurent entières alors que les résultats d’une recherche peuvent être différents selon la constitution de la base de données. Imaginons un instant que les décisions collectées soient toutes du Nord de la France sans tenir compte des jurisprudences d’autres régions.
S’agissant ensuite de l’occultation des données à caractère personnel, l’objectif consiste à trouver le juste équilibre entre le droit à l’information du public et le droit au respect de la vie privée des personnes concernées par les décisions de justice. La loi du 23 mars 2019 a prévu que les noms et prénoms des personnes physiques, parties ou tiers à l’affaire, seraient systématiquement anonymisés (4). Quant aux autres éléments identifiants, ils devront être occultés par le juge lorsque leur « divulgation est de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur entourage ». La décision d’occultation peut également porter sur tout élément de la décision dont la divulgation est susceptible de « porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation » (5).

Deux temps d’appréciation sont prévus
Pour la mise en œuvre de ce dispositif, le décret du 29 juin 2020 prévoit deux temps d’appréciation. Le premier temps se situe à la suite du prononcé du délibéré : le juge ou le président de la formation prend la décision d’occulter les informations indirectement identifiantes présentant l’un des deux risques précités (6). Le deuxième temps se situe après la publication en ligne de la décision : tout intéressé peut alors introduire, auprès d’un membre du Conseil d’Etat désigné par le vice-président du Conseil d’Etat (pour les décisions administratives) ou auprès d’un membre de la Cour de cassation désigné par le premier président (pour les décisions judiciaires), une demande d’occultation ou de levée d’occultation des éléments d’identification. Outre le fait qu’il en résulte une charge complémentaire pour les magistrats, ce mécanisme laisse au juge une marge très importante – trop ? – d’appréciation sur les informations dont la divulgation serait de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée des personnes citées dans la décision. Jusqu’à la publication sur Internet, les parties devraient pouvoir disposer d’une fenêtre de tir contrainte pour contester la décision d’occultation ou de non-occultation. Cependant, le décret ne précise rien à cet égard… Après la publication en ligne, le recours est le même pour tout intéressé, qu’il s’agisse d’une partie ou d’un tiers. La demande d’occultation ou de levée d’occultation des éléments d’identification est portée auprès du membre du Conseil d’Etat désigné par le vice-président du Conseil d’Etat ou auprès du membre de la Cour de cassation désigné par le premier président. Leur décision est elle-même susceptible de recours : pour les décisions de l’ordre administratif, il s’agit de « recours de plein contentieux » ; pour les décisions de l’ordre judiciaire d’un « recours devant le premier président de la Cour de cassation dans les deux mois suivant sa notification ».

Garanties et algorithmes : le CNB alerte
Malheureusement, le décret n’apporte aucune précision notamment au regard de mesures provisoires, par exemple la suspension de la publication dans l’attente que soit tranchée la question de l’occultation ou de la non-occultation. Or, nous savons que le temps de communication sur l’Internet n’est pas celui du temps judiciaire, posant là une simple question d’efficacité. Sera-t-il utile de requérir une occultation après que la décision aura été rendue publique et aura circulé sur les réseaux du Net ? Pour ces différentes raisons, le Conseil national des barreaux (CNB) a demandé des garanties en termes d’information des parties, de débat contradictoire et de droit de recours (7). Sur le premier point, le CNB demande que soient précisées les modalités d’information des parties quant à la décision prise concernant l’occultation, pour leur permettre d’initier, le cas échéant, un recours avant la mise en ligne de la décision ou avant la délivrance au tiers, afin de garantir réellement le respect du principe du contradictoire et de leur vie privée. Sur le deuxième point, il demande que les avocats puissent engager une discussion contradictoire sur l’occultation, dès leurs premières écritures et au plus tard, dans leur plaidoirie, pour permettre au juge de rendre une décision éclairée et au plus proche des enjeux du respect de la vie privée et de la sécurité des personnes. Enfin, troisième point, la notification aux parties de la décision d’occultation devrait être faite dans un temps raisonnable pour leur permettre d’initier, le cas échéant, un recours avant la mise en ligne de la décision.
Au-delà de ces garanties qu’il serait souhaitable d’apporter, le cadre juridique de l’open data des décisions judiciaires laisse encore de nombreuses questions sans réponse. L’encadrement du recours aux algorithmes n’est toujours pas d’actualité, ouvrant un large champ d’exploration aux acteurs privés qui s’y sont engouffrés. S’agissant de la justice et donc d’un service public « pas comme les autres », la régulation du marché des algorithmes est une priorité. Le CNB n’a de cesse de rappeler la nécessaire vigilance à avoir quant à l’utilisation qui sera faite des décisions de justice ainsi mises à disposition et la nécessité de garantir la transparence et l’éthique des algorithmes utilisés pour leur exploitation. Dans cet objectif, l’institution représentative des avocats formule une proposition de constitution ou de désignation d’une instance publique chargée de la régulation et du contrôle des algorithmes utilisés pour l’exploitation de la base de données des décisions de justice ainsi que de la réutilisation des informations qu’elle contient (8). Le CNB souhaite en être membre, aux côtés des plus hautes autorités de l’ordre judiciaire et de l’ordre administratif. Il préconise également que les appels d’offres à destination des acteurs privés incluent systématiquement le rappel de principes éthiques, à l’exemple de ceux proposés par le Conseil de l’Europe (9) via sa Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ), ou encore des sept principes posés par la Commission européenne pour une « IA de confiance » (10), mais aussi, pourquoi pas, de règles co-construites au sein de l’institution à créer ou à désigner. Les prérequis pour la conception des algorithmes pourraient s’inspirer des règles ethic by design ou legal by design.
La question de l’accès aux données intègres pour les avocats n’est pas non plus traitée. En effet, le décret du 29 juin 2020 est muet sur les autorisations d’accès au flux intègres. Les magistrats auront-ils accès aux décisions intègres – c’est-àdire non anonymisées et non occultées – ou auront-ils accès aux décisions anonymisées et occultées ? Dans le premier cas, l’accès différencié pour les magistrats et les avocats conduirait à une inégalité inacceptable. L’avocat, auxiliaire de justice (11), ne peut pas être assimilé au « public » visé par la loi du 29 mars 2019. A ce titre, l’institution représentative des avocats a tenu à rappeler, dans sa résolution du 14 décembre 2019, que « les avocats doivent, à l’instar des magistrats du siège comme du parquet, aussi auxiliaires de justice, avoir accès aux décisions intègres, sans anonymisation ni occultation des éléments indirectement identifiants, au nom de l’égalité des armes consacrée par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme ». La seule alternative acceptable serait que nous ayons, avocats et magistrats, accès à l’open data des décisions judiciaires, dans les mêmes conditions.

Groupe de travail « Réutilisation des données »
Le décret du 29 juin 2020 devrait être complété par d’autres textes (arrêtés, circulaires, …). La Chancellerie a annoncé la mise en place d’un groupe de travail dédié à la problématique de la réutilisation des données issues des décisions de justice. La première réunion sur ce thème, organisée par le ministère de la Justice, doit se tenir au cours cette rentrée. En espérant que le Conseil national des barreaux pourra apporter sa pierre à cet édifice qui modifie en profondeur la justice. @

* Christiane Féral-Schuhl, présidente du Conseil
national des barreaux (CNB), est ancien
bâtonnier du Barreau de Paris, et auteure de
« Cyberdroit », paru aux éditions Dalloz.