Challenges prend le risque de conflits d’intérêts en faisant du « covoiturage connecté » avec Renault

Alors que le gouvernement a reconduit jusqu’en 2022 Carlos Ghosn comme PDG du groupe Renault, dont l’Etat détient 15 %, le constructeur automobile français concrétise son entrée à 40 % – via Alliance Ventures – dans le capital du groupe de presse Challenges. Au risque de mettre à mal son indépendance, au nom de
la voiture connectée.

Carlos Ghosn (photo) vient de rejoindre ces industriels et/ou milliardaires qui, en France, affectionnent tout particulièrement
les médias en général et la presse en particulier (1). Depuis le
22 mars, soit trois mois après l’avoir annoncé, Renault est effectivement devenu le deuxième actionnaire du groupe de presse Challenges, dont il détient 40 % du capital au côté de Claude Perdriel qui en possède 60 %.
Le constructeur automobile a ainsi participé à une augmentation de capital, en mettant sur la table 5 millions d’euros – auxquels s’ajoute la reprise de
la dette de Challenges – via son fonds Alliance Ventures, lequel fut lancé en janvier
du CES à Las Vegas par l’alliance Renault-Nissan-Mitsubishi (RNM), « premier constructeur automobile mondial » (2). Alliance Ventures est une société de capital-risque dédiée au « futur de la mobilité » dirigée par François Dossa, lequel devient l’un des trois administrateurs de Renault nommés au conseil d’administration du nouveau groupe Challenges – avec Mouna Sepehri, directrice déléguée à la présidence de Renault, et Franck Louis-Victor, directeur des services et produits connectés de l’alliance RNM. La nouvelle entité juridique Groupe Challenges va englober d’ici l’été prochain les sociétés Les Editions Croque futur (éditeur de l’hebdomadaire économique Challenges), Sophia Publications (Historia, L’Histoire et
La Recherche), Sciences et Avenir (éditeur du mensuel éponyme de vulgarisation scientifique) et MediaObs (régie publicitaire).

Après avoir « roulé pour Macron », rouler pour Renault
Comme prévu, Claude Perdriel (91 ans), président de ces différentes entités, devient
le président du conseil d’administration du nouvel ensemble. Contacté par Edition Multimédi@, un membre de la société des journalistes (SDJ) – dont Marc Baudriller, chef de rubrique high-tech/médias de Challenges, est président depuis février (3) –
a indiqué que le processus allait prendre du temps et que de nombreuses questions
se posaient quant à l’indépendance de la rédaction de l’hebdomadaire économique. Faut-il revoir la charte éditoriales et déontologiques de septembre 2013 pour en faire une véritable charte d’indépendance ? La SDJ doit-elle devenir coactionnaire du groupe aux côtés de Claude Perdriel et de Renault, en s’inspirant de la société des rédacteurs du Monde (SRM) qui, via un « pôle d’indépendance », est actionnaire minoritaire du groupe détenu à 72,5 % par le tandem Xavier Niel-Matthieu Pigasse ? « Les choses devraient se décider d’ici l’été », nous dit-il.
La société des journalistes co-actionnaire ? Un an après avoir dénoncé le fait que
« Challenges roule pour Macron » (4), la SDJ pourrait cette fois regretter que
« Challenges roule pour Renault ». Entre avril et mai, Pierre-Henri de Menthon, directeur délégué de la rédaction de Challenges, doit être présenté à la SDJ en vue de succéder d’ici septembre prochain à Vincent Beaufils, directeur de la rédaction depuis mai 2001. Ce dernier fera partie du conseil d’administration et prendra des fonctions au niveau du groupe ; il assurera notamment les relations entre la rédaction et l’actionnaire-partenaire Renault. « Cette répartition des rôles pose questions », nous confie encore le journaliste de la SDJ. Seront aussi administrateurs Maurice Szafran, ancien PDG de Marianne (5), et Geoffrey La Rocca, directeur général de la plateforme vidéo publicitaire en ligne Teads. Quant à Philippe Menat, l’actuel patron de Sophia publications, il devrait devenir directeur général du groupe Challenges.
Après une nouvelle année de pertes en 2017 (5 millions d’euros pour un chiffre d’affaires de 50 millions), l’avenir de Challenges va donc s’écrire avec Renault, au risque de tomber dans le conflit d’intérêt. « Début septembre 2017, Carlos Ghosn (…) nous a proposé un projet révolutionnaire : mettre nos contenus à la disposition de tous les possesseurs de voiture Renault. Cette idée lui est venue en réfléchissant aux développements de la voiture électrique et de la voiture autonome connectée. Ces avancées peuvent aussi profiter dès maintenant à l’ensemble des modèles », avait expliqué Claude Perdriel dans un édito publié le 14 décembre dernier dans Challenges et intitulé « Révolution ». Le patriarche nonagénaire a aussitôt précisé : « Renault (…) s’engage à respecter notre indépendance éditoriale. (…) Je reste garant de celle-ci ». Carlos Ghosn, lui, a réussi à convaincre au moins un patron de presse français de jouer la carte de la convergence « voiture-contenu » estampillée Renault – après avoir sollicité en vain d’autres journaux dont Le Point, d’après La Lettre A. Les deux patrons sont polytechniciens : Carlos Ghosn entend « répondre aux défis des services éditoriaux de la voiture connectée, autonome et aux problématiques de distribution innovante de la presse » ; Claude Perdriel n’a pas vraiment cru à la presse sur Internet (6) (*) (**) mais veut « offrir des services et des contenus de très haute qualité à l’ensemble des lecteurs ». La partie éditoriale de l’hebdomadaire économique commence à prendre des couleurs de la marque au losange : dossier sur la voiture connectée/autonome le 14 décembre 2017 (avec une Renault en Une), interview de François Dossa (Alliance Ventures) à l’occasion du 3e Sommet des start-up, organisé le 11 avril par Challenges et Sciences & Avenir, avec bien sûr le groupe Renault comme partenaire. « Challenges et Renault ont, ensemble, tous les atouts pour inventer le “lab d’innovations” afin de concevoir les nouveaux contenus éditoriaux embarqués et les technologies adaptées », ont annoncé les deux groupes le 13 décembre. Pour Carlos Ghosn, « ce projet s’inscrit pleinement dans la stratégie du groupe Renault qui vise à offrir de nouveaux services connectés de qualité et à améliorer l’expérience de ses clients ». Nissan (dont Renault détient 43,4 % du capital) et Mitsubishi (où Nissan a une participation de 34 %) devraient profiter de Challenges grâce aux synergies de l’alliance RNM, via notamment la nouvelle entité « Business Development » dont fait partie François Dossa depuis le 1er avril. Objectif : « Coordonner et accélérer l’avancement de la digitalisa-tion et de l’expérience client » (voiture connectée, services de mobilité, Alliance Ventures, …).
C’est aussi pour le PDG de l’ex-Régie nationale des usines Renault de s’offrir à peu de frais une influence politicomédiatique. « Il avait beaucoup de choses à négocier avec l’Etat français. Il fallait rééquilibrer la partie française. Ce sont de petites décisions qui ne lui coûtent pratiquement rien, et lui permettent de se faire bien voir du pouvoir », a expliqué Airy Routier, journaliste à… Challenges, dans une enquête diffusée le 7 avril dernier sur Franceinfo (7). Autant les relations s’étaient détériorées en 2015 entre Carlos Ghosn et Emmanuel Macron, alors ministre de l’Economie, de l’Industrie et du Numérique, autant elles se sont réchauffées avec ce dernier devenu chef de l’Etat – l’Etat devenant actionnaire indirect à 6 % de Challenges ! Le gouvernement n’a-t-il pas en février reconduit pour quatre ans supplémentaires Carlos Ghosn (64 ans) à la tête du groupe Renault, à condition que son successeur soit un Français (a priori Thierry Bolloré) ?

Voiture autonome : cadre législatif en 2019
Par ailleurs, le président de la République a annoncé fin mars un cadre législatif pour 2019 afin de permettre d’expérimenter sur les routes en France des voitures autonomes. Dans cette perspective, Emmanuel Macron a annoncé que la France va présenter « courant avril » sa stratégie pour la voiture autonome. Bref, l’alliance Renault-Challenges arrive à point nommé pour servir les intérêts industriels, politiques et médiatiques de Carlos Ghosn. @

Charles de Laubier