Comment Apple se jette dans la bataille du streaming, en lançant un défi à Spotify et Deezer

Beats fut il y a un an la plus grosse acquisition d’Apple (3 milliards de dollars) ; Apple Music sera son plus grand défi depuis le lancement d’iTunes Music Store en 2003. La marque à la pomme, qui devrait annoncer le 8 juin son entrée sur le marché mondial du streaming, bouscule les pionniers.

C’est lors de la grand-messe de ses développeurs, la Worldwide Developers Conference (WWDC), que Tim Cook (photo), directeur général d’Apple, devrait lancer son service de streaming baptisé « Apple Music ». Jusqu’alors numéro un mondial du téléchargement de musique sur Internet, iTunes proposera désormais du streaming par abonnement – soit plus de dix ans après le lancement d’iTunes Music Store et du téléchargement
de musiques.

Après Ping et iTunes Radio
Cette offensive mondiale d’Apple dans le streaming est la troisième après le lancement il y a deux ans – également lors de la WWDC – d’iTunes Radio qui permet d’écouter des radio en streaming sur le modèle de Pandora, et après l’échec du réseau de partage musical Ping lancé en 2010 puis arrêté deux ans plus tard. Mais cette fois, il s’agit de s’attaquer au marché mondial du flux musical et vidéo où Google/YouTube, Spotify ou encore Deezer règnent en maître depuis des années. Apple jour gros dans cette diversification vers le streaming musical par abonnement, qui a vocation à devenir rapidement un relais de croissance pour le groupe cofondé par Steve Jobs, alors que
le téléchargement est en perte de vitesse. Selon l’IFPI, le streaming par abonnement tire la croissance des revenus provenant du numérique (+ 39 % sur un an), alors que
le téléchargement recule (- 8 %). Et le nombre d’abonnés à des services de streaming payant progresse de 46,4 % pour atteindre 41 millions d’utilisateurs dans le monde.

En France, pour la première fois, les revenus du streaming en 2014 (72,5 millions d’euros) ont dépassé ceux du téléchargement (53,8 millions d’euros). Le téléchargement disparaît même de certaines plateformes : après la fermeture en toute discrétion du service de téléchargement chez Spotify début 2013, ce fut au tour d’Orange d’y mettre un terme – entraînant dans la foulée la fin du téléchargement chez le français Deezer. D’autres services ont aussi arrêté le téléchargement de musiques : Rhapsody, Nokia, Rdio ou encore Mog. Lorsque ce ne fut pas la fermeture du service lui-même : We7, VirginMega ou encore Beatport.
La contre-attaque d’Apple sur le marché du streaming musical devenu hyper-concurrentiel intervient tardivement et fait suite à l’acquisition au prix fort – 3 milliards de dollars – de Beats Electronics, avec le recrutement de ses deux cofondateurs Jimmy Iovine et le rapper Dr. Dre (1). Apple n’a pas su voir dans l’écoute sans téléchargement une nouvelle pratique de consommation de la musique en ligne, s’endormant sur ses lauriers du téléchargement dépassé et sa rente de situation. Aujourd’hui, ce manque de vision coûte très cher à la firme de Cuppertino. Le service de streaming iTunes Radio fut lancé trop tardivement (2). En croquant Beats Music, lancé pas plus tard que janvier 2014 par le fabricant des casques « b » du Dr. Dre, la marque à la pomme espère rattraper son retard grâce à sa force de frappe dans la musique en ligne (iTunes, iPhone, iPod, iPad, …). Le catalogue de millions de titres sera accessible en streaming via Apple Music, avec possibilité de constituer des playlists personnalisées, de sauvegarde pour écouter la musique hors connexion, ou encore de partager ses musiques et ses artistes préférés sur les réseaux sociaux. Issu de la fusion entre iTunes Music Store et de Beats Music, Apple Music misera – à l’instar de Netflix dans la VOD par abonnement – sur la recommandation algorithmique.

Fin de la piètre qualité MP3
En prenant le train de flux musical en marche, la marque à la pomme proposera d’emblée de la qualité sonore haute définition qu’offrent déjà bon nombre de plateformes musicales comme le français Qobuz. Sur ce point, Apple Music devrait sonner le glas du format MP3 dont la qualité audio laissait à désirer. Comme pour le téléchargement en qualité HD, le streaming HD devrait entraîner une hausse sensible des tarifs musicaux, y compris bien entendu sur iTunes. Contrairement à Spotify, Deezer ou encore Radio, Apple Music ne devrait pas proposer de musiques gratuites. L’abonnement sera proposé à 9,99 dollars par mois – après trois mois d’essai gratuit. Les montants en dollars devraient être les mêmes en euros, selon la pratique habituelle de la marque à la pomme.
Les majors de la musique – Universal Music en tête – auraient fait pression sur le groupe californien pour qu’il ne propose pas d’accès gratuit ni un abonnement à 4,99 dollars par mois comme il l’aurait envisagé. Début mai, Rdio, un concurrent créé en 2010 par les cofondateurs de Skype (Niklas Zennström et Janus Friis), a annoncé un abonnement à 4 dollars par mois (sans publicité), afin de se démarquer des 9,99 dollars de Spotify. La Commission européenne surveille Pour tenter de ne pas être trop concurrencé, Apple demanderait aux producteurs de musique indépendants de ne pas proposer leurs titres sur les autres plateformes musicales gratuites et financées par la publicité. Selon le Financial Times du 2 avril dernier, la Commission européenne demande aux labels musicaux de lui fournir des informations sur leurs accords passés avec Apple pour voir s’il n’y pas abus de position dominante (comme « inciter les labels musicaux à abandonner des concurrents comme Spotify »).
Les utilisateurs ayant déjà un compte iTunes n’auront pas à en recréer un et pourront accéder directement au nouveau service. C’est là l’atout principal de la firme de Cupertino : plus de 800 millions de détenteurs de produits Apple (smartphone, ordinateur, tablette, …) ont déjà un compte iTunes ! Parmi eux, ils seraient 500 millions de par le monde à consommer de la musique en ligne. De quoi donner des sueurs froides au suédois Spotify qui, à ce jour, compte « seulement » 60 millions d’utilisateurs dans moins d’une soixantaine de pays, dont un quart d’entre eux sont des abonnés payants. Qui plus est, il n’a encore jamais dégagé de bénéfice net depuis sa création en 2008 (lire ci-dessous). Quant au français Deezer, dont Orange est actionnaire minoritaire (11 %), il affichait l’an dernier 6 millions d’abonnés payants sur 16 millions d’utilisateurs uniques par mois.
Signe que le groupe dirigé par Tim Cook souhaite s’imposer rapidement dans le streaming : Apple Music sera compatible non seulement avec les systèmes d’exploitation maison (iOS, OS X), mais aussi avec Android de Google. Selon le
cabinet d’études Strategy Analytics, Android détient près de 70 % de part de marché des systèmes d’exploitation sur mobile dans le monde, loin devant l’iOS et ses près
de 25 %, suivis de Windows avec 6,6 %.
Selon plusieurs médias, dont Business Insider, James Foley a été débauché du français Deezer (où il était responsable éditorial) pour rejoindre Apple Music. Et quatre producteurs de la station Radio 1 du groupe britannique BBC ont aussi rejoints l’équipe à Los Angeles. Suffisant ? Selon des rumeurs, Apple serait tenté de racheter Spotify… @

Charles de Laubier

ZOOM

Streaming : la concurrence fait rage
Créé en 2008, le suédois Spotify – pionnier du streaming musical – n’est toujours
pas rentable : il accuse une perte de 162,3 millions d’euros en 2014, pour un chiffre d’affaires qui dépasse le milliard d’euros – 1,082 milliard précisément. Pourtant,
son catalogue est fourni : plus de 30 millions de titres musicaux. Et ses clients sont nombreux dans le monde (58 pays) : 60 millions d’utilisateurs à la fin de l’an dernier, dont un quart sont des abonnés.
Le plus dur est à venir pour Spotify qui s’est résolu à se diversifier dans la vidéo et
les podcasts (3) pour essayer mieux tendre vers la rentabilité. Le lancement d’Apple Music va donner à Spotify du fil à retordre sur le marché du streaming musical déjà
bien encombré. D’autant que plus de la moitié des utilisateurs de Spotify sont avec
des terminaux sous iOS (iPhone, iPad, iPod) : selon un sondage réalisé par Midia Research, 62 % des abonnés américains actuellement abonnés à une plateforme musicale disent qu’ils changerait pour Apple Music une fois lancé. Inquiétant pour le pionnier. Préoccupant aussi pour les challengers tels que le rappeur Jay-Z qui a lancé récemment sa plateforme de streaming Tidal Hifi après voir racheté en février dernier un autre suédois, Aspiro, pour 56 millions de dollars. Tidal se présente comme la plateforme des artistes pour les artistes, avec la volonté d’être une alternative aux
offres musicales – de type Spotify ou Deezer – contrôlées par les majors du « disque ». Spotify, qui reverse quand même 70 % de son chiffre d’affaires aux ayants droit (soit plus de 2 milliards de dollars depuis sa création il y a sept ans), a déjà été critiqué – voire boycotté – par des artistes tels que Thom Yorke (Radiohead) et Taylor Swift (star de la pop américaine) qui lui ont reproché de ne pas assez les rémunérer.

Apple va devoir aussi s’attaquer à la citadelle musicale de YouTube qui est en cheville avec Vevo, plateforme musicale et vidéo créée en 2009 dans le cadre d’une alliance entre deux majors du disque – Universal Music et Sony Music – avec Google. Le géant du Net a lancé en novembre dernier « YouTube Music Key », service de streaming musical par abonnement, incluant 30 millions de titres de Google Play Music. Google, qui avait tenté en 2013 de racheter Spotify avant de jeter l’éponge (en raison du prix
de 10 milliards de dollars demandé, selon la source du Wall Street Journal), a en outre acquis en juin 2014 la start-up Songza. Cette dernière propose des morceaux de musique en fonction de l’humeur ou l’activité de l’utilisateur, de la date ou encore de la météo du moment. Autres acteurs du streaming musical, audio et vidéo : Microsoft avec Xbox Music, Amazon au sein de son service Prime, et bien d’autres encore. Par exemple, SoundCloud vient de signer avec Merlin (20.000 producteurs de musique) pour se lancer dans le payant. Tout le monde ne se sortira pas indemne de cette bataille du flux musical. @