Abus de position dominante de Google en Europe : la conciliation impossible ?

La nouvelle commissaire européenne à la Concurrence, la Danoise Margrethe Vestager, tranchera-telle le cas Google avant mai 2015, date à laquelle Bruxelles présentera sa « stratégie numérique » pour l’Europe ? En tout cas, cette affaire n’a qu’assez duré et exige une « mesure proportionnée ».

Par Katia Duhamel, avocat, cabinet Bird & Bird

La fronde européenne est allée jusqu’à voir le Parlement adopter le 27 novembre dernier, une résolution, non contraignante, appelant sans le nommer à démanteler Google, en vertu des règles de concurrence établies dans l’Union européenne (UE). La résolution intitulée « pour
la défense des droits des consommateurs sur le marché numérique » (1) a été votée à une large majorité des eurodéputés et elle « appelle la Commission [européenne]
à envisager des propositions afin de séparer les moteurs
de recherche des autres services commerciaux ».

Démanteler Google : coup de bluff ?
C’est une façon de mettre la pression sur la Commission européenne et de l’inciter à
se montrer plus ferme alors que le précédent commissaire européen à la Concurrence, Joaquin Almunia, était enclin à régler le dossier à l’amiable.
Plus de deux mois après ce coup d’éclat, que certains ont au demeurant qualifié de coup de bluff, la nouvelle commissaire européenne, Margrethe Vestager n’a pas dévoilé ses intentions : poursuivre la politique de conciliation de son prédécesseur ou bien opter pour une communication de griefs avant d’aborder l’épineuse question des sanctions ou des injonctions si la voie contentieuse est retenue ? Après des premières plaintes en 2008, la Commission européenne a ouvert en novembre 2010 une enquête formelle sur les pratiques de Google, soupçonné d’abus de position dominante. Depuis, les plaintes se sont multipliées, une vingtaine de plaignants ayant déposé une plainte officielle auprès de la Commission européenne, dont Microsoft. Mais surtout, c’est tout l’écosystème européen de l’Internet, notamment les acteurs de la recherche spécialisée (comparateurs d’offres, services de cartographie, services de réservation de restaurant, d’avion, d’hôtel, etc.), qui reproche à Google d’abuser de sa position dominante dans la recherche en ligne (près de 90 % de parts de marché en Europe) pour s’imposer également dans d’autres secteurs d’activité. En Allemagne et en France, la fronde fronde s’est également organisée à l’initiative de grands groupes de presse
et d’opérateurs autour de l’Open Internet Project (groupe Axel Springer, Lagardère, Fédération française des télécoms, etc.). En 2013, la Commission européenne a officiellement transmis à Google ses conclusions préliminaires invoquant quatre
types de pratiques commerciales susceptibles de constituer un abus de position dominante (2) :

• l’affichage de ses services de recherche spécialisés (Google Maps, Google Shooping, etc.) en haut des pages de résultats de Google Search, donc audessus
des sites référencés naturellement ;
• la reprise sans autorisation du contenu édité sur d’autres sites dans les réponses apportées par ses services spécialisés ;
• les accords qui obligent les sites web de tiers (les « éditeurs ») à se procurer via Google (régie publicitaire AdSense) la totalité ou la majeure partie de leurs publicités contextuelles en ligne ;
• l’interdiction de portabilité des données récupérées à partir des liens sponsorisés.

L’article 9 du règlement de l’UE sur les ententes et les abus de position dominante (règlement 1/2003) permet à la Commission européenne de mettre fin à la procédure en rendant les engagements offerts par une entreprise juridiquement contraignants. Une telle décision ne conclut pas à la violation des règles de l’UE en matière de concurrence, mais contraint juridiquement l’entreprise à respecter les engagements offerts. Si elle ne les respecte pas, la Commission peut lui infliger une amende pouvant aller jusqu’à 10 % de son chiffre d’affaires annuel mondial, sans avoir à prouver l’existence d’une violation des articles 101 ou 102 du Traité sur le fonctionnement
de l’UE (TFUE).

Le moteur recherche un accord
C’est la procédure qui a été retenue par le précédent commissaire, Joaquin Almunia, qui espérait de cette manière pouvoir régler le dossier avant la fin de son mandat. Mais, tel ne fut pas le cas.
Ainsi, le 3 avril 2013, Google a proposé un ensemble d’engagements visant à répondre aux quatre problèmes identifiés. Le 25 avril, la Commission a lancé une consultation des acteurs du marché afin d’obtenir leurs commentaires sur ces engagements – avant de faire savoir au moteur de recherche qu’il devait revoir sa copie.
En octobre, Google a présenté des engagements modifiés. La Commission européenne a de nouveau consulté les plaignants et d’autres acteurs de l’Internet et, après avoir pris en compte les retours d’informations, elle a informé Google que la proposition d’octobre 2013 ne suffisait pas elle non plus à dissiper ses craintes en matière de concurrence. La troisième et dernière proposition de Google concernant la modification des résultats de recherche dans son moteur date de février 2014.

Pouvoir de la Commission européenne
Alors que Joaquin Almunia s’était déclaré prêt à accepter ces derniers engagements, l’accord de conciliation a été bloqué par le collège des commissaires, divisé et sans
nul doute très sollicité par les concurrents de Google.
Au sein d’une série d’exhortations destinées inciter la Commission européenne à plus d’actions dans le secteur des Technologies de l’information et de la communication (TIC), la courte phrase de la résolution du Parlement européen – qui vise à faire respecter la neutralité des résultats dans les moteurs de recherche au prix si nécessaire d’une séparation des activités « de recherche », d’un côté, et des « services commerciaux », de l’autre – a peu de chances d’aboutir à un résultat concret. Elle n’est pas cependant dénuée de fondement juridique.
Bien sûr le Parlement européen n’a pas le pouvoir de démanteler Google et sa résolution n’a aucune portée contraignante. Mais la Commission européenne, elle, dispose bien d’un tel pouvoir car elle peut « imposer aux entreprises toute mesure corrective de nature structurelle ou comportementale » nécessaire pour faire cesser une infraction. Reste que ces mesures doivent être proportionnées au regard de la gravité des infractions reprochées.
A notre connaissance, la Commission européenne n’a jamais imposé, depuis sa création, la scission d’une entreprise pour des raisons de concurrence, même dans le précédent cas Microsoft (sanctionné par une amende historique en 2004), alors que cette solution avait été envisagée par la justice américaine (3). Du point de vue du juriste, le débat sur la scission de Google a cependant le mérite de relancer la discussion sur les mesures structurelles que la Commission européenne et de manière générale les autorités de concurrence en Europe répugnent à évoquer et encore moins à utiliser à l’encontre des pratique anticoncurrentielles. Au préalable, il faut toujours rappeler que la position dominante d’une entreprise sur un marché n’est jamais reprochable en soi et qu’elle peut très bien résulter de ses mérites. Tel est sans doute
le cas en partie de Google. Il n’en demeure pas moins que lesdites entreprises peuvent être tentées de mettre en oeuvre des pratiques commerciales abusives susceptibles de conduire à l’exclusion de sociétés concurrentes, ce que le droit de la concurrence ne tolère pas. Dans ce cas, à côté des sanctions pécuniaires dont la vocation est essentiellement dissuasive (en sus de priver l’entreprise prédatrice des bénéfices issus de la commission de l’infraction), les mesures correctives ont pour objet de rétablir une situation concurrentielle propice à une concurrence sur les mérites. Dans les cas d’abus de position dominante, le droit européen de la concurrence préfère aux mesures structurelles, les mesures comportementales moins drastiques. Pour ses praticiens,
les premières sont considérées comme des mesures subsidiaires qui peuvent trouver application uniquement si des mesures comportementales sont insuffisantes pour faire cesser l’abus.
Ainsi, la doctrine justifie les mesures structurelles dès lors que le marché est concentré et continuellement anticoncurrentiel, qu’une réglementation continue est intervenue et qu’aucune mesure n’a pu répondre aux objectifs fixés afin de rétablir la concurrence sur le marché considéré (4).

Vers un remède structurel ?
Si le débat sur les mesures correctives en matière de concurrence en Europe s’est plutôt polarisé sur la question de la proportionnalité, plutôt que sur l’arbitrage entre remèdes comportementaux et remèdes structurels, la question nous semble être devenue d’actualité à l’occasion de procédures d’engagements (5) dans le domaine
de l’énergie.
En effet, le règlement du 16 décembre 2002, entré en vigueur le 1er mai 2004 (6),
a introduit pour la première fois sur le continent européen des mesures correctives
à caractère structurel, mesures qui ne sont plus guère utilisées aux États-Unis.
Aussi, quelle que soit la suite qui sera donnée au dossier Google dans le cadre d’une procédure d’engagement ou de sanction, la pertinence des remèdes susceptibles
de pallier à la puissance de cet acteur est une question passionnante qu’il conviendra de suivre de près (7). @