La rémunération pour copie privée appliquée au « cloud » n’est pas pour demain

Le 23 octobre dernier, le très contesté Conseil supérieur de la propriété littéraire
et artistique (CSPLA), a publié un avis selon lequel la redevance pour copie privée devrait s’appliquer aux services en nuage (cloud). Les sociétés d’auteurs sont satisfaites, les acteurs du numérique ulcérés.

Par Katia Duhamel, avocat, cabinet Bird & Bird

Selon CSPLA, la redevance pour copie privée doit s’étendre aux services de stockage en ligne qu’il s’agisse de services de stockage personnel de type Dropbox, Hubic ou Skydrive, ou bien ceux liés à une plateforme de téléchargement légal,
ou encore ceux proposant des fichiers de substitution comme iTunes Match. A contrario, la Commission européenne semble aujourd’hui privilégier une analyse de la question sous l’angle du droit exclusif et non sur la base de l’exception pour copie privée.

Vingt-sept ans d’exception
En l’absence de texte tranchant expressément cette question, il convient de rester vigilant quant à l’évolution des règlementations en projet, afin de surveiller la direction qui sera prise par le législateur sur l’éventuel assujettissement du cloud computing aux contraintes liées aux droits d’auteurs et aux droits voisins.
Le principe de rémunération pour copie privée, introduit en 1985 dans notre droit d’auteur national, est la contrepartie de l’exception au monopole de l’auteur sur le droit de reproduction de son oeuvre – dès lors que cette exception est limitée à l’usage privé du
« copiste ». Repris dans 25 des 27 pays l’Union européenne (1), il a été consacré par la directive européenne 2001/29/CE du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information. Cette exception
au droit exclusif de l’auteur sur la reproduction de son oeuvre a pour conséquence le paiement d’une somme forfaitaire, laquelle permet d’assurer aux ayants droits une rémunération sans limiter la diffusion de leurs oeuvres via des copies destinées à un usage privé. Or la rémunération pour copie privée est aujourd’hui bousculée sous l’effet d’un triple mouvement technique, juridique et juridictionnel, comme l’a indiqué un rapport de la commission des Affaires culturelles et de l’Education de l’Assemblée nationale (2).
Ainsi, du point de vue juridique, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a précisé en 2010 la portée de l’exception pour copie privée dans la célèbre affaire Padawan (3), en indiquant qu’il doit exister un « lien nécessaire » entre l’application de
la redevance et « l’usage présumé [des supports] à des fins de reproduction privée » et que, par voie de conséquence « l’application sans distinction de la redevance pour copie privée, notamment à l’égard [de supports] non mis à la disposition d’utilisateurs privés
et manifestement réservés à des usages autres que la réalisation des copies à usage privé » n’est pas conforme à la directive 2001/29 précitée. La prise en compte de cette décision au sein du système français a alors partagé les experts entre les partisans
d’une interprétation restrictive selon laquelle la formule « non mis à disposition d’utilisateurs privés » devait être entendue comme l’équivalent de « non offerts à l’achat d’utilisateurs privés », et les tenants d’une interprétation plus extensive selon laquelle la rédaction communautaire devait être comprise comme « non vendus à des utilisateurs privés ». Dans ce cas, le droit communautaire exigerait que tous les supports soient exclus de l’assiette de la rémunération dès lors qu’ils sont vendus à des professionnels.
Sollicité par Canal + Distribution pour annuler la décision n°11 du CSPLA (4), le Conseil d’Etat (5) a retenu la seconde interprétation en considérant que la décision attaquée était illégale au regard de l’article L. 311-8 du code de la propriété intellectuelle (CPI) et de la directive communautaire 2001/29/CE « en décidant que l’ensemble des supports (…) seraient soumis à la rémunération, sans prévoir la possibilité d’exonérer ceux des supports acquis, notamment à des fins professionnelles, (…) la commission (CSPLA) avait méconnu les principes ainsi énoncés ».

L’avis contestable du CSPLA
A la suite de ces deux affaires, l’article L 311-8 du CPI a été modifié par la loi n° 2011-1898 du 20 décembre 2011 sur la rémunération pour copie privée afin d’étendre l’exonération de cette rémunération aux supports d’enregistrement « acquis notamment à des fins professionnelles dont les conditions d’utilisation ne permettent pas de présumer un usage à des fins de copie privée ». Victime de la diminution des recettes de la copie privée causée par le délitement de la notion même de reproduction sur un support physique au profit du stockage temporaire des données sur des serveurs distants, le CSPLA a donc rendu un avis pour le moins contestable. De surcroît, ce Conseil ne ferait pas l’unanimité en son propre sein.
Ainsi, selon le CSPLA, deux constats justifient l’application de l’exception de copie privée aux reproductions multiples de contenus faites à l’initiative de l’utilisateur sur ses terminaux personnels, grâce à certaines fonctionnalités de l’informatique en nuage :
1 • Le fait que l’exercice du droit d’auteur exclusif et sa contrepartie en matière de rémunération au cas par cas est rendu impossible par le statut « d’hébergeur » des fournisseurs de mémoire distante ;
2 • Le fait que certains services de cloud offrent des fonctionnalités « dont les effets
sont identiques à des méthodes de synchronisation préexistantes dans un environnement matériel personnel ».

L’Europe aura le dernier mot
Or, si les prestataires de services de cloud computing ont le statut d’hébergeur, ils bénéficient d’un régime de responsabilité allégé (article 6.I.2 de la LCEN et 13 de la Directive ecommerce 2000/31/CE) qui leur permet d’échapper, dans une certaine limite,
à toute responsabilité sur les contenus en termes de droit d’auteur. Ils ne sont donc soumis ni au régime de l’autorisation expresse préalable, ni au régime dérogatoire de
la copie privée qui relève lui aussi du droit d’auteur.
Dans l’hypothèse contraire, il n’est pas exclu que certains prestataires de services de stockage et d’accès à distance de contenus culturels, également éditeurs, agissent en application d’accords préalables pleinement négociés avec les titulaires de droits. Or,
le cumul des prélèvements est illégal et en tout état ne peut être répercuté sur le consommateur final.
Par ailleurs, si la Commission européenne persistait à inviter les acteurs à négocier sur le terrain du droit exclusif plutôt que celui de l’exception « copie privée » et à s’assurer que les services de cloud computing sont basés sur la rémunération directe des ayants droits au lieu des prélèvements indirects, alors l’avis du CSPLA serait en contrariété avec le cadre communautaire et toute décision prise sur cette base serait illégale.
Enfin, comment le CSPLA pourrait-il prétendre par avance que toutes les copies faites
par un utilisateur sur un terminal personnel de contenus stockées à distance auraient un usage strictement privé ? En résumé, la taxation pour copie privée du cloud computing
est loin d’être acquise. @

FOCUS

Le Conseil Constitutionnel va-t-il revoir « la copie » ?
A la suite de SFR, le Syndicat de l’industrie des technologies de l’information (SFIB) a déposé le 5 novembre 2012 une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) concernant la loi du 20 décembre 2011 – à propos de la nonexonération effective des usages professionnels en matière de copie privée.
Le 18 octobre dernier, la Cour de cassation avait déjà transmis au Conseil Constitutionnel une QPC à l’initiative de SFR, qui remet en cause deux articles de cette loi. En effet, alors que les entreprises ne doivent pas payer la taxe copie privée pour un usage professionnel, elles s’en acquittent pourtant aujourd’hui et ne peuvent être remboursées qu’au prix de démarches administratives complexes pour obtenir in fine le remboursement de quelques euros seulement. « Payez d’abord … voyons après ! Un an plus tard c’est mission impossible pour les entreprises », déplore Xavier Autexier, Délégué général du SFIB, qui parle aussi de « sentiment d’impuissance » face à ce « mur administratif ». L’exaspération grandissante du secteur gagne ainsi les plus hautes sphères de l’Etat. @