L’ère du worktertainment

Hier soir, en partant du bureau, je suis rentré m’assoir à
ma table de travail. Et ce matin, en poussant la porte de
mon bureau, je me suis retrouvé dans ma chambre… Comme pour désormais la majorité d’entre nous, la frontière entre vie professionnelle et vie privée s’estompe un peu plus chaque jour. Le phénomène est bien connu et a été anticipé maintes fois depuis fort longtemps. Les années 1970 furent celles d’un télétravail annoncé et étudié sous toutes les coutures, mais qui tarda à venir. Dans les années 1990, c’est au tour du desk sharing de faire une apparition timide. La mutualisation des postes de travail fut tout d’abord introduite par de grandes sociétés de conseil américaines,
dont les collaborateurs travaillaient principalement chez leurs clients. Mais en 2010,
on estimait déjà à un tiers les entreprises ayant appliqué ce système pour une partie
de leurs salariés, le plus souvent en adoptant un ratio de sept postes de travail pour
dix salariés. L’ensemble des technologies contribuant à faciliter la mobilité des postes
de travail a finalement accéléré le phénomène. En 2012, dans de grands pays européens, une personne équipée d’un smartphone sur deux était concernée par le phénomène du BYOD (Bring Your Own Device). Cette pratique consiste, pour les salariés d’une entreprise, à venir au travail avec leur propre équipement. Les conséquences de ce phénomène sont bien connues : l’employé utilise des services et des terminaux à domicile souvent bien plus puissants et faciles d’utilisation que ceux fournis par l’employeur. Ce qui a longtemps mis les directions informatiques sous pression. Aujourd’hui, l’équipement de base est constitué d’une tablette connectée, d’un smartphone, d’un accès permanent aux applications disponibles dans le cloud et d’une série d’applications collaboratives dérivées des « applis » les plus populaires.

« Ses collègues font partie d’un réseau étendu
et son supérieur hiérarchique adopte le titre
pompeux de Chief Chaos Officer ! »

Sous les coups de boutoir répétés de l’innovation, l’entreprise a donc rendu les armes en utilisant même le phénomène à son profit. Elle a ainsi suivi les pionniers qui, il y plus de dix ans, firent de l’abolition des frontières entre sphères privée et professionnelle une alliée dans la recherche de toujours plus d’efficacité et de productivité de leurs cols blancs : des toboggans à la place d’escaliers, des salles de réunions aménagées comme des salles à manger, des salles d’isolement meublées comme une chambre d’enfant, sans parler des baby-foot, billards et autres flippers, comme autant de signes finissant de brouiller les repères. Les limites des open spaces d’antan sont tellement dépassées que les bureaux d’aujourd’hui, privés de murs, sont grand-ouverts sur l’extérieur.
Le travailleur, salarié ou indépendant, est désormais un contributeur dont le bureau est
un espace provisoire : dans les transports, chez lui, dans un espace de travail partagé (coworking), et parfois dans les locaux de son employeur. Ses collègues font partie d’un réseau étendu et son supérieur hiérarchique adopte le titre pompeux de Chief Chaos Officer ! Ce dernier fait figure de grand organisateur de ce nouveau monde du travail dématérialisé. Bref, nous sommes définitivement entrés dans une nouvelle ère de l’histoire du travail, celle du work entertainment, où s’interpénètrent les temps de travail et de loisirs. Même la formation est permanente et ludique grâce à l’usage généralisé des serious games. Et nous venons de franchir une nouvelle étape dans cette direction :
de plus en plus d’entreprises proposent à leurs employés des packs numériques complets intégrant, outre les équipements de bases, les abonnements permettant un accès universel à tous les médias et tous les contenus. Une manière radicale d’assumer cette évolution et de régler en même temps les questions inextricables de droit de propriété intellectuelle et de diffusion lorsque les œuvres culturelles sont écoutées (musiques), regardées (films), lues (livres) ou utilisés (jeux vidéo ou logiciels) dans l’enceinte professionnelle. Il est loin le temps où l’arrivée des premiers Minitel introduisait les jeux en ligne au bureau pour la plus grande crainte des dirigeants et celle d’un Scott Adams, qui pouvait faire dire à son fameux Dilbert que « le patron constitue le plus gros obstacle à l’oisiveté au bureau ». @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2020 » : Les tarifs des telcos
* Directeur général adjoint de l’IDATE.
Sur le même thème, l’institut a publié son enquête
« Smartphone en entreprise
(Allemagne, France, Royaume-Uni) »,
par Anne Causse, consultante.