Fiscalité numérique : le débat devra vite s’internationaliser s’il ne veut pas s’enliser

Le 12 juillet, le gouvernement lançait une mission sur la fiscalité numérique.
Le 19 juillet, le sénateur Philippe Marini déposait une proposition de loi visant à taxer l’e-pub et l’e-commerce. Ces initiatives sont-elles à la hauteur des attentes contradictoires des uns et des autres ?

Par Katia Duhamel, avocat, cabinet Bird & Bird

Les acteurs français du numérique, en particulier les opérateurs
de réseaux télécoms, attendent depuis longtemps une plus grande équité fiscale, et donc concurrentielle, face aux prestataires de la société de l’information. Ces derniers – appelés GAFA (Google/YouTube, Apple, Facebook, Amazon, …) – sont, de surcroît, le plus souvent des acteurs internationaux établis à l’étranger et échappant en tout ou partie à la fiscalité française.
Il reste cependant à craindre que la création de nouvelles taxes
ne résolve aucunement le problème du privilège fiscal dont ils bénéficieraient.

Mirage fiscal de l’économie numérique
En effet, par souci de non discrimination et d’eurocompatibilité, ces taxes – difficilement applicables aux entreprises en dehors de l’Hexagone – ne feraient qu’augmenter la pression fiscale pesant déjà sur les acteurs français (1). En réalité, pour améliorer la compétitivité du secteur des télécoms français, il faudrait peut-être d’abord balayer
devant sa porte, c’est-à-dire réduire la fiscalité spécifique au secteur en France.
La proposition de loi du président de la commission des Finances du Sénat, Philippe Marini, a pour ambition d’établir une fiscalité numérique neutre et équitable, alors même que la globalisation d’Internet crée des phénomènes de distorsion de concurrence issues des pratiques d’optimisation fiscale des fameux GAFA. Ces pratiques les conduisent naturellement à s’établir au Luxembourg ou en Irlande plutôt qu’en France. Or, ce n’est qu’à compter du 1er janvier 2019 que la TVA sur la vente de services électroniques sera perçue dans son intégralité par le pays de résidence du consommateur final et non plus comme aujourd’hui dans le pays d’établissement des prestataires de ces services (2).
En matière d’impôts sur les sociétés, le Conseil national numérique estimerait que les revenus générés en France par les GAFA rapportaient au budget d’Etat environ 500 millions d’euros par an s’ils étaient soumis au régime fiscal français, au lieu de 4 millions aujourd’hui. Bref, comme un mirage dans le désert, nos finances publiques voient s’évaporer cette potentielle manne fiscale avec le déplacement de la matière imposable des grands pays de consommation (Allemagne, Grande- Bretagne, France, etc.) vers les pays d’établissement des grands acteurs du Net.
Or, en ces temps de crise économique aigüe, les pouvoirs publics ne peuvent pas se permettre de continuer à voir échapper les retombées fiscales d’un secteur qui contribuerait à hauteur de 5 % au PIB national (3). Après l’échec de la « taxe Google 1.0 » de 1 % sur les annonceurs pour les services de publicité en ligne, la proposition de loi sénatoriale revient donc à la charge en proposant, d’une part, un volet fiscal permettant de taxer les nouveaux usages numériques et, d’autre part, un volet procédural censé lutter contre l’évasion fiscale des entreprises établies à l’étranger mais avec des activités de régie publicitaire ou de commerce en ligne en France. Pratiquement, les propositions du Sénateur Marini prévoient deux taxes :
• Une nouvelle taxe sur la publicité en ligne (« taxe Google 2.0 ») qui ne serait
plus collectée auprès des annonceurs mais auprès des régies publicitaires qui font l’intermédiaire entre l’annonceur et le support numérique (site web, moteur de recherches, etc.) dès lors qu’elles dépassent 20 millions d’euros de recettes pour
des publicités diffusées auprès des consommateurs français. Son montant serait
de 0,5 % jusqu’à 250 millions d’euros de campagnes facturées, puis de 1 % au-delà.

Taxes e-pub, e-commerce et VOD
• Une taxe sur les services de commerce électronique
(Tascoé) qui serait pour le numérique l’équivalent de la taxe sur les surfaces commerciales (Tascom) payée par les commerçants dès lors qu’ils exploitent plus de 400 m2 de surface commerciale et qu’ils réalisent plus de 460 000 euros de chiffre d’affaires. Reprenant le seuil de 460 000 euros de chiffre d’affaires, la Tascoé serait de 0,25 % du prix hors taxe payé par les consommateurs ou les entreprises sur les services vendus en ligne (4). Par ailleurs,
la proposition de loi étendrait aux acteurs étrangers la taxe sur la vidéo à la demande (VOD) payée par les prestataires de ces services en France, et affectée au Centre national de la cinéma et de l’image animée (CNC).

(Re)penser une e-fiscalité globale
Sur le fond, la vraie nouveauté du texte proposé par le sénateur Marini, c’est de s’attaquer sans détour aux problèmes de l’applicabilité de ces taxes nationales aux entreprises établies à l’étranger. La première étape du dispositif, prévue dans la proposition de loi déposée au Sénat, serait d’obliger les acteurs étrangers à déclarer à l’administration fiscale la part de leur activité en France, en matière de publicité en ligne et de commerce électronique. Cette première étape s’inscrit dans une feuille de route plus globale présentée par le sénateur dans un rapport préalable (5).
Ainsi, à court terme et au niveau national, il s’agit de mettre en place un dispositif de déclaration fiscale applicable aux acteurs étrangers. A moyen terme, au niveau européen, il faut aboutir au raccourcissement du calendrier de mise en oeuvre de la directive TVA sur les services électroniques (6), laquelle, en l’état, entre en vigueur le 1er janvier 2015 mais reporte à 2019 la perception effective de la totalité de la TVA sur les services électroniques par l’État de résidence du consommateur final. A moyen et long terme, au niveau international, il conviendra de redéfinir des règles d’imposition des bénéfices établies par l’OCDE, en prenant en compte la spécificité de l’économie numérique et de la dématérialisation des flux de richesses.
En réalité, personne n’est dupe sur le fait que le dispositif de déclaration fiscale prévu dans le projet de loi Marini restera sans grand effet si les services fiscaux des pays étrangers, avec lesquels la France a des conventions de coopération fiscale, ne coopèrent pas au contrôle a posteriori de ladite obligation de déclaration. En résumé, certaines dispositions du projet de loi pourraient être abandonnées ou bien rester lettre morte en matière d’application si des synergies européennes et internationales ne sont pas rapidement mises en place avec le risque de voir les discussions, y compris sur les questions de TVA harmonisée, s’enliser ou créer des conflits inopportuns dans le contexte européen actuel. Enfin, il est clair que le gouvernement actuel ne devrait pas reprendre à son compte, telle quelle cette proposition de texte dans la mesure où il a décidé le 12 juillet dernier de lancer une mission d’expertise sur la fiscalité de l’économie numérique. Cette mission est confiée à Pierre Collin, conseiller d’Etat, et Nicolas Colin, inspecteur des finances. Son objet n’est guère différent des études déjà réalisées par la commission économique du Sénat ou par Patrick Zelnik, Jacques Toubon et Guillaume Cerrutti à l’occasion du rapport « Création & Internet ».
Il s’agira pour la mission gouvernementale de dresser un inventaire des différents impôts et taxes qui concernent le secteur, de réaliser un benchmark international en la matière et de formuler des propositions visant à créer les conditions d’une contribution à l’effort fiscal du secteur mieux répartie entre les différents acteurs et favorable à la compétitivité de la filière numérique française. La mission s’attachera notamment à dégager des propositions en matière de localisation et d’imposition des bénéfices du chiffre d’affaires ou éventuellement sur d’autres assiettes taxables. Elle rendra ses conclusions à l’automne. En attendant l’issue de cette bataille de rapports, les acteurs français du numérique ne restent pas silencieux ou inactifs face à la proposition de loi de sénateur Marini qui a été mal accueillie par la Fédération du e-commerce et de la vente à distance (FEVAD) et par l’Association des services Internet communautaires (ASIC).

Les opérateurs télécoms se rebiffent
Quant la Fédération française des télécoms (FTT), elle tend à démonter depuis le début de l’année que les opérateurs seraient d’ores et déjà victimes d’une fiscalité trop lourde
et supérieure aux pratiques observées dans d’autres pays. Selon la FTT, les opérateurs télécoms en France paient au total 1,2 milliard d’euros de taxes et redevances sectorielles (7) : redevance de gestion, copie privée, taxe sur les services de télévision (TST), contribution à l’industrie des programmes cinématographiques et télévisées (Cosip), taxe télécoms pour compenser la suppression de la publicité de l’audiovisuel public, IFER antennes, IFER cuivre,… @