Affaire « Louis Vuitton contre eBay » : la Cour de cassation redéfinit la notion d’hébergeur

Pour mettre fin aux hésitations de la jurisprudence sur la définition d’hébergeur,
à la responsabilité limitée, la Haute juridiction – dans son arrêt du 3 mai – en exclut les sociétés Internet ayant la connaissance ou le contrôle des contenus illicites qu’elles stockent.

Par Christiane Féral-Schuhl*, avocate associée, et Laurent Teyssandier avocat, cabinet Féral- Schuhl/Sainte-Marie.

A l’occasion d’un litige survenu entre la filiale Louis Vuitton (1) du groupe LVMH et le géant de l’Internet eBay (2), la Cour de cassation a apporté d’importantes précisions sur les conditions dans lesquelles les exploitants de places de marché sur Internet (sites d’enchères et de vente en ligne ouverts au public) sont susceptibles d’engager leur responsabilité lorsque sont proposés à la vente sur leurs sites des produits contrefaisants.

Les non-dits de la LCEN de 2004
L’affaire est connue : un fabriquant de produits de luxe assigne l’exploitant d’une place de marché en raison de la vente sur cette place de produits contrefaisants. C’est la société Louis Vuitton qui a fait assigner des sociétés du groupe eBay devant le tribunal de commerce de Paris, en leur reprochant de ne pas s’être assurées que leurs activités ne généraient pas d’actes illicites et d’avoir ainsi favorisé des actes de contrefaçon lui portant préjudice. Les sociétés eBay revendiquaient, quant à elles, le statut d’hébergeur, ce qui leur permettait de bénéficier d’un régime de responsabilité plus favorable que celui attaché au statut d’éditeur. Outre des questions portant sur la valeur des constatations réalisées par les agents de l’Agence pour la protection des programmes et celles sur la compétence territoriale des juridictions françaises, c’est surtout la position de la Cour de cassation sur l’applicabilité du statut d’hébergeur aux exploitants de places de marché sur Internet qui retient l’attention.
La loi du 21 juin 2004 « pour la confiance dans l’économie numérique », laquelle fixe le régime de responsabilité propre aux éditeurs de sites web et aux hébergeurs, ne s’est
pas attardée ce qu’il fallait entendre par ces notions. Ce silence a évidemment amené les juridictions et les auteurs à proposer les critères et conditions qui, selon eux, permettent de qualifier un prestataire d’éditeur ou d’hébergeur. Certaines juridictions ont par exemple reconnu comme critères permettant de déduire une qualité d’éditeur le fait que les contenus étaient publiés au sein d’une page aux couleurs et aux marques du prestataire animant le site (3), ou encore l’exploitation commerciale par la mise en place des espaces publicitaires sur les pages personnelles (4).
Au fil des années, les critères se sont affinés et la jurisprudence actuelle distingue entre, d’une part, les prestataires ayant un rôle actif dans la publication d’un contenu en ligne,
et, d’autre part, ceux ayant un rôle passif. Les premiers, qui réunissent les contenus,
les évaluent, voire les modifient, et procèdent volontairement à leur mise en ligne, sont qualifiés d’éditeurs. Les seconds, qui offrent le service ou l’infrastructure permettant la mise en ligne, sont qualifiés d’hébergeurs. C’est ainsi que le tribunal de grande instance (TGI) de Paris a défini l’éditeur comme « la personne qui détermine les contenus qui doivent être mis à la disposition du public sur le service qu’elle a créé ou dont elle a la charge » (5). Cette définition de l’éditeur – extrêmement restrictive – a été critiquée en ce qu’elle permet de regrouper sous la définition d’hébergeur non seulement les personnes fournissant des prestations techniques d’hébergement, c’est-à-dire la mise à disposition d’autrui d’un espace de stockage, mais également certains prestataires du Web 2.0 qui fournissent des services de partage de contenus en ligne (YouTube, Dailymotion, etc.)
et de réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Google+, etc.).

Espace de stockage et outils
Pourtant, ce courant jurisprudentiel a également trouvé écho dans le secteur des places de marché en ligne, dont les acteurs principaux mettent à la disposition des particuliers
et des professionnels un espace de stockage et des outils leur permettant de publier des offres de vente. La Cour d’appel de Paris a considéré par le passé, pour qualifier la société eBay d’hébergeur, que « le site www.ebay.fr [était] un support en ligne permettant à des professionnels ou des particuliers, à travers le monde, d’acheter ou de vendre en ligne des biens ou services et qu’à ce titre, la société eBay n’agissait pas pour le compte du vendeur » (6).

Contrôle du contenu éditorial ?
Adoptant une position similaire, le TGI de Paris a également qualifié les sociétés eBay d’hébergeurs pour certaines de leurs activités, en retenant que si ces sociétés encadrent le processus de rédaction, proposent des aides à celle-ci (utilisation d’informations standards, d’un logiciel de manipulation de photos, …), il n’en demeure par moins en définitive que : seul le vendeur décide de l’objet mis en vente, du titre de l’annonce, du
prix de l’objet, de sa description et de la photographie diffusée, ainsi que de la mise en ligne de l’annonce dont il peut d’ailleurs décider du retrait ; que tout le processus de la vente (échange de l’accord des parties, paiement du prix et livraison du produit) s’effectue en dehors de l’intervention d’eBay et que ce dernier ne joue qu’un rôle d’intermédiation dans le rapprochement des vendeurs et des acquéreurs sans intervenir sur le contenu des offres (7).
Dans la présente affaire, la Cour d’appel de Paris a adopté, dans un arrêt du 3 septembre 2010, une position en rupture avec les décisions précédemment citées. Elle a retenu que les sociétés eBay fournissent à l’ensemble des vendeurs des informations pour leur permettre d’optimiser leurs ventes et les assistent dans la définition et la description des objets mis en vente en leur proposant de créer un espace personnalisé de mise en vente ou de bénéficier d’assistants vendeurs. En outre, ces sociétés envoient des messages spontanés à l’attention des acheteurs pour les inciter à acquérir et invitent l’enchérisseur, qui n’a pu remporter une enchère, à se reporter sur d’autres objets similaires sélectionnés par elles. La Cour d’appel a jugé que les sociétés eBay n’avaient pas la seule qualité d’hébergeur et ne pouvaient bénéficier, en leur qualité de courtier, du régime de responsabilité des hébergeurs, et les a condamnées à réparer les dommages subis par
la société Louis Vuitton du fait de leur manquement à leur obligation de s’assurer que leur activité ne génère pas d’actes illicites au préjudice de tiers. Devant la Cour de cassation, les sociétés eBay ont contesté cette décision en faisant notamment valoir que, d’une part, l’exercice d’une activité d’hébergement n’est pas exclu par une activité de courtage, dès lors que le prestataire exerce une activité de stockage des annonces sans contrôler le contenu éditorial de celles-ci et que, d’autre part, le rôle du prestataire doit être apprécié au regard de chacune des activités déployées par le prestataire et non globalement, et
au regard du contrôle réellement réalisé par celui-ci et non en fonction de celui que ses moyens techniques lui permettraient éventuellement d’exercer.
Dans son arrêt du 3 mai 2012, la Cour de cassation rejette ces arguments et confirme
la Cour d’appel sur ce point. Prenant acte de ce que les sociétés eBay jouent un rôle
actif de nature à leur conférer la connaissance ou le contrôle des offres de vente illicites qu’elles stockent, la haute juridiction retient que ces sociétés n’ont pas exercé qu’une simple activité d’hébergement et doivent être en conséquence privées du régime exonératoire de responsabilité prévu par l’article 6.1.2 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique.Dans cette décision, la Cour de cassation fait sienne la position adoptée par la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE), dans son arrêt « L’Oréal contre eBay » rendu le 12 juillet 2011. La CJUE avait en effet considéré qu’eBay, exploitant d’un site de marché Internet dont les utilisateurs avaient enfreint le droit des marques, avait joué un « rôle actif » dans les offres illicites et que,
dès lors, cet exploitant ne pouvait pas bénéficier du régime de responsabilité dérogatoire des fournisseurs de services en ligne (8).

Recadrage de la notion d’hébergeur
Cette décision recadre la notion d’hébergeur et paraît mettre fin aux hésitations de la jurisprudence quant à la définition de l’hébergeur, excluant ainsi les exploitants de places de marché en ligne dont une partie de la rémunération provient des revenus publicitaires et des commissions sur les ventes réalisées. La notion d’hébergeur semble désormais
se limiter aux seuls prestataires mettant à la disposition de tiers des espaces de stockage. @

* Elue en décembre 2010 par ses pairs,
Christiane Féral-Schuhl a pris officiellement
ses fonctions de bâtonnier du barreau de Paris
le lundi 2 janvier 2012.