Pourquoi le « cloud computing » est un sérieux défi pour les industries culturelles

La mission Informatique en nuage, lancée par le ministère de la Culture et de la Communication (CSPLA), doit rendre en mars son rapport sur les droits d’auteur
et leur rémunération face aux nouveaux usages en ligne et à distance. Mais le défi dépasse les frontières nationales.

Par Christiane Féral-Schuhl*, avocate associée, cabinet Féral-Schuhl/Sainte-Marie.

* Christiane
Féral-Schuhl est bâtonnier du barreau de Paris depuis janvier 2012.

Le cloud computing est un système informatique de stockage sur des serveurs à distance, ce qui permet aux utilisateurs d’accéder à leurs données, de manière sécurisée, quel que soit le lieu dans lequel ils se trouvent. Ce « nuage informatique » présente un certain nombre d’avantages et permet notamment de s’adapter aux besoins évolutifs du client qui paiera uniquement pour ce qu’il utilise.

Les « nuages » s’amoncellent
D’abord majoritairement utilisé dans le milieu professionnel, le cloud computing connaît aujourd’hui un nouvel essor et séduit désormais un grand nombre d’utilisateurs pour des utilisations professionnelles et personnelles. Ainsi, les internautes peuvent d’ores et déjà bénéficier d’un espace de stockage mis à disposition par Apple (iTunes Match
par exemple) ou Google (Google Music notamment) leur permettant de disposer – à la demande – des fichiers musicaux qu’ils auront acquis par le biais de plates-formes de téléchargement. Cette démocratisation de l’utilisation du cloud fait apparaître des problématiques nouvelles relatives à la rémunération des auteurs et ayants droits, ainsi qu’au financement des industries culturelles. Des interrogations émergent d’abord en ce qui concerne la rémunération des auteurs et des ayants droits,
et principalement sur la possibilité d’assujettir ce type de « support » au paiement de la redevance pour copie privée. Le système mis en place par le Code de la propriété intellectuelle (CPI) tend à assurer aux ayants droits une rémunération forfaitaire au
moyen d’une redevance acquittée par les fabricants ou importateurs de supports d’enregistrement. Ce mécanisme a été pensé et instauré pour permettre l’indemnisation des auteurs dont l’oeuvre est enregistrée à la suite d’une diffusion publique autorisée.
La personne ayant acquis le support d’enregistrement disposera alors de la possibilité d’écouter ou de visionner l’oeuvre, sans qu’aucune contrepartie financière complémentaire ne puisse lui être réclamée. Aujourd’hui, la dématérialisation des œuvres et le développement des technologies numériques ont entraîné un manque à gagner pour
les bénéficiaires des recettes collectées au titre de la copie privée.

Le cloud computing participe de ce mouvement puisque, dès lors que des fichiers (par exemple musicaux) auront été téléchargés par l’utilisateur du nuage informatique, celui-ci pourra les y stocker et permettre à d’autres utilisateurs d’y avoir accès sans qu’aucune rémunération ne soit versée en contrepartie d’une réutilisation à l’infinie de l’oeuvre. Cette question est d’une acuité particulière puisque cette nouvelle technique d’hébergement risque de rendre obsolètes les autres modes de stockage traditionnels (MP3, disque dur externe, CD/DVD, clé USB, …) que pourront délaisser les utilisateurs au profit d’un accès à leur médiathèque à distance et sans support. Par conséquent, ce nouveau mode de consommation des œuvres est susceptible d’engendrer une perte importante de revenus pour les ayants droits, qui bénéficient de 75 % des sommes perçues au titre de la rémunération pour copie privée, mais plus largement une diminution de l’aide à la création culturelle financée à 25 % par les sommes issues de cette redevance (1). Ainsi, en 2010, 189 millions d’euros ont été perçus au titre de la rémunération pour copie privée et 47 millions ont été consacrés à l’action artistique (2).

L’inquiétude des ayant droits grandit
L’inquiétude des ayants droits et de leurs représentants s’explique également par le fait que la rémunération pour copie privée a déjà été affaiblie par l’exclusion de son assiette des supports à usage professionnels depuis la décision du Conseil d’Etat du 17 juin dernier (3), confirmant la position adoptée par la Cour de Justice de l’Union européenne
de la directive du 22 mai 2001 (4). La Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem) estime que cette exclusion aura pour conséquence une diminution d’au moins 20 % du montant global des perceptions (5). Les sociétés en charge de percevoir
la rémunération pour copie privée s’inquiètent également de la responsabilité mise à leur charge, après cette décision très récente du Tribunal de grande instance (TGI) de Nanterre datée du 2 décembre 2011. En effet, les sociétés Sorecop (musique) et Copie France (audiovisuel) ont été condamnées au paiement d’une indemnité de 1 million d’euros au site Internet Rueducommerce pour ne pas avoir agi, en connaissance de cause, à l’encontre des consommateurs s’approvisionnant en matériels de supports d’enregistrement auprès de commerçants étrangers. Le TGI considère en effet que cette inaction a été préjudiciable aux commerçants français qui, parce qu’ils sont soumis à la rémunération pour copie privée, se sont révélés moins compétitifs que leurs concurrents étrangers. Les sociétés se sont également vues reprocher de ne pas prendre les mesures nécessaires à « l’harmonisation du montant de la copie privée avec les autres législations européennes afin de lutte contre la distorsion de concurrence générée par
le marché gris » (6). A noter que des discussions sur les taxes pour la copie privée vont reprendre début 2012 autour du commissaire européen Michel Barnier. Ces problématiques nouvelles appellent aujourd’hui des aménagements nécessaires, destinés à rétablir l’équilibre entre les intérêts contradictoires des ayants droits et des assujettis à la rémunération pour copie privée (7). Alors qu’une réforme de la rémunération pour copie privée vient d’être promulguée par une loi publiée au Journal officiel du 21 décembre dernier (8), tout en faisant l’impasse sur le cloud, il apparaît inévitable de repenser encore le système de la copie privée en France.

Repenser à nouveau la copie privée
Des réflexions sont actuellement menées, notamment par le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) concernant le cloud computing et l’éventualité de le soumettre au paiement d’une redevance destinée à financer la création et rémunérer la copie privée. Certains l’envisagent. Or cette solution mérite d’être nuancée. Il semble en effet difficile de permettre au nuage informatique de relever du système de la redevance pour copie privée tel qu’il a été conçu et fonctionne aujourd’hui. En premier lieu, parce qu’il tend à rémunérer l’exception au monopole de l’auteur sur le droit de reproduction de son oeuvre lorsqu’elle est limitée à l’usage du « copiste ». Or, dans le cloud, il n’est pas question de reproduction mais seulement de stockage d’une oeuvre qui a déjà fait l’objet d’une rémunération lors de son téléchargement – à supposer qu’il ait été légal (9). Il n’est pas non plus question de copier l’oeuvre sur d’autres supports mais simplement d’en disposer sur une plateforme dédiée. Par conséquent, le mécanisme instauré en 1985 devient obsolète. D’autant que depuis l’avènement des supports numériques, la « vraie » copie privée ne se rencontre que très rarement puisque les fichiers y sont généralement directement téléchargés ou transférés d’un support physique (CD, DVD, …) qui a déjà donné lieu à un paiement de la part de l’utilisateur. Par ailleurs, soumettre l’activité de cloud computing à rémunération soulève des questions juridiques annexes liées notamment à la territorialité (lire encadré ci-dessous). Comment faire peser sur les prestataires de ce service de stockage à distance une redevance française, alors que ces services peuvent être hébergés à l’étranger ? Cette interrogation apparaît d’autant plus légitime que, dans son jugement du 2 décembre 2011, le TGI de Nanterre a relevé que les montants perçus en France au titre de la copie privée sont plus élevés que dans les autres Etats membres de l’Union européenne (10). De même, comment distinguer s’il s’agit d’une utilisation soumise ou non à rémunération, à savoir une utilisation personnelle ou professionnelle ? Enfin, sur quel fondement juridique assoir cette rémunération, alors qu’il n’est plus question de copie mais simplement d’une transmission de flux ? Ces interrogations témoignent de l’enjeu pour les acteurs de la propriété intellectuelle souhaitant intervenir dans le développement du cloud. @

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Vers des licences globales mondiales ?
Le Cloud computing est un phénomène en pleine expansion. Cependant, pour maintenir un équilibre dans les rapports entre créateurs et utilisateurs, il apparaît nécessaire d’envisager de nouveaux modes de financement de l’action culturelle et des ayants droits dans un contexte de mondialisation de la culture. Des questions connexes se dessinent également et notamment celle de savoir quelle sera la responsabilité de « l’hébergeur » de contenus illicites. Faut-il repenser le système d’exploitation des oeuvres musicales et audiovisuelles et s’orienter vers des systèmes de licences globales mondiales, dès lors que le cloud permet à une multitude d’utilisateurs d’accéder aux contenus stockés, dans le monde entier ? Affaire à suivre…