Réponse graduée : les Etats-Unis lancent une version privée de l’Hadopi

Le 7 juillet 2011, les principaux fournisseurs d’accès à Internet (FAI) américains (1) ont annoncé un accord avec des associations d’auteurs et de producteurs
de musique (RIAA et A2IM) et de programmes audiovisuels et de cinéma (MPAA
et IFTA) pour lutter contre le piratage en ligne.

Par Winston Maxwell et Pauline Le Bousse, avocats, Hogan Lovells

Ce Memorandum of Understanding (2) a pour objet la mise en place d’un système de réponse graduée (3) similaire à celui mis en oeuvre par l’Hadopi en France. L’accord américain se distingue cependant du système français sur deux points : d’abord, la procédure américaine est totalement privée, le gouvernement américain n’ayant aucun rôle dans la mise en oeuvre du système ; ensuite,
la réponse graduée américaine n’aboutit pas à une suspension de l’abonnement, mais plutôt à d’autres « mesures de limitation » (4) telles que la réduction de la bande passante ou l’obligation pour l’internaute de suivre une formation en ligne sur le droit d’auteur.

Six types de « mesures de limitation »
Comme en France, le système américain est déclenché par les ayants droits, lesquels s’infiltrent dans les réseaux peer-to-peer (pair-à-pair) pour détecter des internautes qui partagent des fichiers protégés par le droit d’auteur. Les ayants droits transmettent ensuite aux FAI les adresses IP des contrefacteurs suspectés, ainsi que les éléments d’identification des oeuvres et l’heure exacte des téléchargements. A partir de cette notification, le FAI envoie une première notification « pédagogique » à l’internaute. Si les ayants droits détectent un cas de récidive, le FAI concerné est de nouveau alerté,
et celui-ci envoie une deuxième notification pédagogique à l’internaute. En cas de nouvelle récidive, le FAI envoie à l’internaute une notification dont l’internaute est contraint d’accuser réception. Le FAI forcera ainsi l’internaute à passer par une page d’accueil, ou par un pop-up persistant, et à cliquer son acceptation avant de pouvoir continuer sa séance de navigation. Si l’internaute récidive de nouveau, le FAI enverra une deuxième notification avec accusé de réception. Enfin, en cas d’un cinquième cas de récidive, le FAI informe son client de la mise en oeuvre prochaine d’une « mesure
de limitation ». Les FAI sont libres de choisir la mesure de limitation appropriée parmi les six types de mesures prévus par l’accord , à savoir : La réduction temporaire de la vitesse de téléchargement, la réduction temporaire du niveau de service, la redirection temporaire du navigateur de l’utilisateur vers une page spéciale d’accueil du FAI jusqu’à ce que l’abonné prenne contact avec le FAI au sujet des notifications, la limitation temporaire de l’accès à l’Internet (5), la redirection temporaire du navigateur de l’utilisateur vers une page d’accueil spéciale du FAI jusqu’à ce que l’abonné suive une formation sur le droit d’auteur, ou « toute autre mesure temporaire de limitation qui serait mise en oeuvre par le FAI, à son choix, et qui est conçue pour être comparable aux mesures décrites ci-dessus » (6).
Les FAI disposent d’une marge d’appréciation considérable sur le type de mesures à mettre en place. Si les mesures mises en oeuvre restent symboliques (par exemple, l’abonné doit appeler un conseiller du FAI pour parler de contrefaçon), les abonnés comprendront vite que les diverses notifications des FAI peuvent être ignorées sans conséquence. En revanche, si les FAI mettent en oeuvre des limitations de débit ou bloquent l’accès à certains services, l’accord pourrait influencer le comportement des internautes de manière effective. Les FAI seront soucieux cependant de ne pas violer
les règles de la FCC sur la Net neutralité (7). Le blocage de l’accès à certains sites sans autorisation judiciaire pourrait s’avérer problématique (8). La dernière notification envoyée par le FAI informera l’abonné de la possibilité pour ce dernier de contester la mesure de limitation qu’il a prise, en formulant un recours devant un expert indépendant.

Le peer-to-peer ciblé, et le streaming ?
L’accord prévoit la création d’un organisme, appelé Center for copyright Information (CCI), ou Centre d’information sur le droit d’auteur (9), qui garantira le respect des conditions prévues par l’accord, et notamment la procédure de recours en faveur des internautes souhaitant contester l’application d’une mesure de limitation. Ce CCI a des missions similaires à celles de l’Hadopi : assurer le bon déroulement de la procédure, évaluer la sécurité et la fiabilité des mécanismes mises en oeuvres par les FAI et les organismes d’ayants droits, notamment au regard de la protection des données personnelles, informer le public sur le droit d’auteur, promouvoir l’offre légale, évaluer régulièrement l’efficacité des mesures prises sur le téléchargement illégal. Le CCI doit en outre mesurer l’effet des avertissements sur le comportement des internautes pour voir si ces avertissements ont un impact sur le volume des téléchargements illicites peer-to-peer. Un aspect curieux de l’accord est qu’il ne mentionne nulle part les autres formes possibles de téléchargement illicite, notamment par le streaming, ou l’usage de digital lockers. Le Centre sera ainsi dans l’impossibilité de savoir si l’effet des avertissements des FAI a été de pousser les internautes vers le streaming ou le cryptage.

Mais pas de lien avec les juridictions
Le CCI est financé par moitié par les FAI, l’autre moitié étant prise en charge par
les organismes d’ayants-droit. Il n’aura aucun lien avec les juridictions américaines. Pour pouvoir appliquer les sanctions classiques contre un internaute suspecté de contrefaçon, les ayants droits devront utiliser les moyens judiciaires traditionnels, à savoir déposer une requête devant un juge pour obliger un FAI à révéler le nom de l’abonné correspondant à une adresse IP déterminée, et intenter une action pour contrefaçon contre cet abonné. Sans une telle ordonnance, le FAI ne pourra en aucun cas révéler le nom de son client. L’accord tente de créer une version privée de l’Hadopi, avec des procédures visant à protéger les internautes contre d’éventuelles notifications injustifiées et des mécanismes pour s’assurer que les mesures techniques mises en oeuvre par les FAI et les ayants-droit respectent les droits des abonnés.

Vers une coopération plus poussée des FAI avec les ayants-droits ?
Cet accord n’est pas sans rappeler les « UGC Principles » (10), code de bonne conduite signé fin 2007 par les principaux groupes de média et les plateformes de partage de vidéos et musiques en ligne visant à établir des principes de respect de la propriété intellectuelle sur les sites de contenus générés par l’utilisateur ou UGC (11). Les signataires s’étaient mis d’accord sur 15 points visant à encadrer les systèmes de filtrage et de notifications mis en place par les sites de partage. Au bout de quatre ans, un certain équilibre s’est instauré au sein des relations entre les ayants droits et les plateformes majors de partage, telles que Dailymotion et YouTube, celles-ci mettent en oeuvre des procédures et systèmes pour contribuer à la lutte contre la contrefaçon. Il est possible d’envisager que les FAI trouveront également un point d’équilibre avec les ayants-droit, afin de contribuer à la lutte contre la contrefaçon. L’accord américain annonce donc peutêtre le début d’une coopération plus poussée entre FAI (12) et ayants-droit. @

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En Europe aussi, des FAI coopèrent avec les ayants-droit pour bloquer des sites web
Exemple du rôle croissant des FAI dans la lutte contre le téléchargement illégal : dans un arrêt du 28 juillet 2011, la Haute Cour a ordonné à BT, principal FAI britannique de bloquer l’accès aux abonnés de BT au site web Newzbin.com (13). Ce dernier permettait le piratage de nombreux films. De grands studios cinématographiques étaient déjà parvenus à obtenir la condamnation de Newzbin pour violation de leurs droits d’auteur (14), mais le site web a été déplacé vers un serveur à l’étranger. Le seul moyen pour les ayants droits de faire effectivement cesser le piratage était de faire bloquer l’accès au site par les FAI.
Les studios ont fondé leur action contre BT sur l’article 97A de la loi britannique sur le droit d’auteur (15), qui met en application l’article 8(3) de la directive européenne « DADVSI » (16). Cette disposition autorise en effet la Haute Cour à rendre une ordonnance sur requête à l’encontre des FAI, lorsque ceux-ci ont connaissance de l’utilisation de leur service par un tiers portant atteinte à un droit d’auteur. Pour contester la demande des studios, BT avait invoqué les dispositions de la directive européenne « Commerce électronique » (17) qui prévoit que les prestataires de services n’ont pas d’obligation générale en matière de surveillance (18) et ne sont pas responsables des informations transmises lorsqu’ils ne font que transmettre l’information ou fournir un accès au réseau (19). BT a également avancé que l’ordonnance constituerait une violation de la liberté d’expression, telle que définie à l’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme. La Haute Cour ne l’a pas entendu de cette oreille. @