Convergence dans les télécoms : vers plus de concentration et moins de concurrence ?

Après avoir fait figure d’arlésienne pendant dix ans, la convergence devient réalité. Or, ce nouvel eldorado n’est pas sans risque sur la concurrence ni sans incidence sur la concentration du marché des communications électroniques déjà élargi à l’audiovisuel.

Par Katia Duhamel, avocate, cabinet Bird & Bird

L’émergence des offres convergentes fixe-mobile pose
en premier lieu la question du cadre d’analyse pertinent de marchés, aujourd’hui étroitement liés, alors qu’ils étaient auparavant bien distincts. Par voie de conséquence se pose également la question de savoir comment il sera encore possible d’analyser la relation entre prix de gros et prix de détail sur ces marchés, de surcroît au sein d’opérateurs télécoms intégrés ? Une autre problématique est liée au risque de voir se propager, comme
l’a écrit l’Arcep (1), « la faible fluidité du marché mobile à l’ensemble du secteur ».
Et ce, grâce à des pratiques commerciales biaisées par les avantages que certains opérateurs pourraient tirer de leur situation de dominance sur l’un des marchés concernés, et grâce en particulier à un processus de changement d’opérateur rendu plus complexe avec des offres groupées et de l’utilisation croisée de leur base de clientèle.

Cross-selling autorisé pour Orange
Dans son avis du 14 juin 2010 (2), l’Autorité de la concurrence analyse les effets de
ces pratiques commerciales en se concentrant sur l’utilisation croisée des bases de clientèle (« cross-selling ») dans un contexte de ventes couplées (« bundles »). En effet, l’Autorité de la concurrence ne semble pas inquiète outre-mesure des risques de distorsion de concurrence que pourrait emporter l’utilisation croisée de ses bases de clientèle par Orange, alors que cet opérateur est « susceptible de détenir une position dominante sur le marché du détail du haut débit ». Cette position se fonde sur deux constats : les bases de clientèle acquises, dans le cadre d’une compétition par les mérites, ne constituent pas des informations privilégiées, non reproductibles par les concurrents ; l’évolution récente des parts de marché en faveur de SFR et de Bouygues Télécom serait davantage liée à l’attractivité tarifaire des nouvelles offres de couplage proposées aux consommateurs, ou à d’autres facteurs comme la qualité de service, qu’à l’utilisation croisée de bases de clientèle. En revanche, selon l’Autorité, les offres convergentes d’Orange présenteraient, en elles-mêmes, des risques pour la concurrence, notamment en termes de verrouillage du marché.

Plusieurs risques concurrentiels
L’Autorité identifie en effet plusieurs risques de nature concurrentielle, liés intrinsèquement à la nature même des offres de convergence. En particulier l’Autorité met en avant le risque de voir s’accroître les coûts de sortie pour un consommateur qui souhaiterait changer d’opérateur, dans la mesure où les nouveaux services à valeur ajoutée proposés dans le cadre d’offres convergentes – applications, téléchargements audio, vidéo ou de jeux, espace de stockage, etc. – constituent des freins supplémentaires à ce changement et viennent s’ajouter aux durées longues d’abonnement. Il existe aussi un risque de verrouillage, non seulement des clients, mais aussi des foyers dans la mesure où les avantages techniques ou tarifaires des offres de couplage et de convergence inciteraient ses membres à migrer vers le même opérateur pour tous leurs besoins, dans un mouvement qui ne peut qu’avantager les opérateurs qui disposent des meilleures parts de marché (« effet club »). Enfin, l’Autorité de la concurrence met en garde contre le risque d’une distorsion générale de concurrence au profit des trois opérateurs mobiles en place (Orange, SFR et Bouygues Telecom) et au détriment des autres opérateurs.
Les sages de la rue de L’échelle notent d’ailleurs que, compte tenu des barrières à l’entrée sur le marché mobile et de l’orientation du marché vers le modèle d’opérateur universel proposant au consommateur des offres « tout en un », un opérateur fixe, même efficace, qui ne pourrait pénétrer le marché mobile, risquerait à terme l’éviction. Ce risque pourrait être atténué par l’arrivée de Free sur le marché de la mobilité, sous réserve qu’il puisse bénéficier d’une prestation d’itinérance – dans des conditions raisonnables – sur l’un des réseaux en place, non seulement pour la 2G mais aussi pour la 3G. Or, note le gendarme de la concurrence, il semblerait que les négociations butent actuellement sur ce point. Pour prévenir les risques de verrouillage du marché, l’Autorité de la concurrence propose alors de renforcer les mesures en faveur des consommateurs, notamment en matière de durée d’engagement et de réengagement des clients souscrivant à une offre de couplage, ainsi que de synchronisation du terme des abonnements aux services haut débit et mobile, de standardisation de certaines fonctionnalités pour en assurer l’interopérabilité.

Minimiser le risque des consommateurs
Il s’agit aussi d’assurer la portabilité des services convergents actuels et futurs (numéros unique ou applications distantes par exemple) pour les consommateurs qui ont souscrit à des abonnements multiples auprès d’un même opérateur et souhaiteraient en changer. Ajoutons ici qu’il sera nécessaire d’être très vigilant sur la qualité de l’information fournie aux consommateurs pour prévenir sa probable opacité. Mais l’analyse concurrentielle stricto sensu semble un peu en panne. Il nous semble, en effet, que l’émergence des offres couplées, et a fortiori des offres de convergence réelle – c’est-à-dire intégrant les terminaux puis les services –, rend pour le moins caduque l’analyse de marché telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, à savoir dans le cadre de marchés parfaitement séparés et étanches. A ce titre, il n’est pas certain que la notion d’effet de levier (3) suffise à interpréter l’ensemble des comportements restrictifs de concurrence que pourraient développer les opérateurs proposant des offres de convergence.
Par ailleurs, sans possibilité d’analyse des coûts de transfert internes au sein des opérateurs intégrés pour produire de telles offres, comment évaluer les barrières à l’entrée sur le nouveau marché et prévenir d’éventuelles pratiques d’éviction ?

Eviter le renforcement des positions acquises
Enfin, des éléments pourraient influencer grandement la concurrence sur le marché d’avenir des offres convergentes : les conditions d’accès à la boucle locale fibre, le rôle des plateformes sans-fil (télévision mobile, haut débit mobile), l’absence de vrais MVNO (4) et les incertitudes qui demeurent sur les conditions de « roaming 3G » (itinérance entre les différents réseaux mobiles) qui seraient accordées à un opérateur nouvel entrant sur le marché mobile comme Free. Il nous semble aujourd’hui que le développement de ces offres convergentes fige plus encore les positions acquises par les trois opérateurs mobiles et mette plus en péril encore l’économie des opérateurs fixes qui n’auraient pas les moyens d’une intégration fixe/mobile, Or, les autorités chargées de la concurrence – sectorielles ou non – paraissent curieusement démunies des outils conceptuels et de l’analyse économique approfondie nécessaires à la prévention des risques concurrentiels, lesquels pourraient naître de l’évolution du marché vers le modèle d’opérateur universel.
Il faut donc espérer que cette réflexion se fait dans l’ombre ou bien craindre une concurrence purement théorique dans le secteur des communications électroniques. @

ZOOM

Vers un marché des offres haut débit multiservices incluant l’audiovisuel ?
Triple play, quadruple play, multi play… Le « tout en un » inclut de plus en plus, pour les clients dits éligibles des opérateurs télécoms et fournisseurs d’accès à Internet (FAI),
un nombre croissant de services audiovisuels : chaînes gratuites de télévision, vidéo
à la demande, télévision de rattrapage, bouquets de chaînes payantes. Est également proposé en plus toute une gamme de services multimédias. L’Autorité de la concurrence constate justement, dans son avis du 14 juin dernier, que – à part Orange et ses offres multiservices véhiculant le signal audiovisuel par satellite jusqu’en en zones non dégroupées – « les autres opérateurs ne proposent de services audiovisuels dans le cadre d’offres multiservices qu’à environ la moitié de la population ». Faut-il réguler ce nouveau marché ? Si le marché des offres haut débit à destination des particuliers et des professionnels est susceptible de constituer un marché pertinent au sens du droit de la concurrence, les sages de la rue de l’Echelle disent qu’ « il n’est cependant pas exclu que des marchés plus étroits puissent être identifiés, notamment un marché des offres haut débit multiservices incluant des services audiovisuels,
à condition de pouvoir en tracer les limites avec suffisamment de certitude et de stabilité ». Cette délimitation du marché haut débit-services audiovisuels pourrait s’accompagner d’une segmentation géographique, en fonction de la capacité des opérateurs alternatifs à fournir ces offres aux foyers concernés. @

Charles De Laubier