Blocage des sites Internet : la nécessaire intervention de l’autorité judiciaire

Il existe au moins un point commun entre les projets de loi « Sécurité intérieure » et « Jeux d’argent en ligne », c’est le blocage des sites web illégaux. Ce qui ne va pas sans soulever des problèmes, notamment de contournement, de surblocage ou encore d’insécurité juridique.

Par Christiane Féral-Schuhl (photo) , avocate associée, cabinet Féral-Schuhl/Sainte-Marie

Le blocage des sites web par les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) est, plus que jamais, au cœur de l’actualité :
une telle mesure est prévue par le projet de loi sur la sécurité intérieure, ou Loppsi II (1), pour les sites à caractère pédopornographique et par le projet de loi sur l’ouverture à
la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne (2). Le premier a été adopté en première lecture à l’Assemblée le 16 février ; le second a été adopté en première lecture au Sénat le 23 février et en deuxième lecture à l’Assemblée le 6 avril dernier.

Pouvoir de sanction, droits et libertés
Dans sa version initiale, le projet de loi Loppsi II prévoyait que l’autorité administrative notifie directement aux FAI l’adresse électronique des sites à bloquer. Cette autorité aurait donc eu à apprécier si le contenu porté à sa connaissance avait un caractère pédopornographique, et aurait décidé, en fonction de son appréciation, de communiquer au FAI l’adresse pour que celui-ci empêche l’accès.
La mise en oeuvre de cette procédure de blocage a soulevé une question identique
à celle qui avait été posée au Conseil constitutionnel sur la possibilité, pour la Haute autorité, au sujet de la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi) de qualifier juridiquement des faits et de les sanctionner de manière unilatérale.
Dans sa décision du 10 juin 2009 (3) sur la loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet (4), le Conseil des sages a relevé qu’« aucun principe ou règle de valeur constitutionnelle ne fait obstacle à ce qu’une autorité administrative agissant dans le cadre de prérogatives de puissance publique, puisse exercer un pouvoir de sanction dans la mesure nécessaire à l’accomplissement de sa mission dès lors que l’exercice de ce pouvoir est assorti par la loi de mesures destinées à assurer la protection des droits et libertés constitutionnellement garantis ». Pour tenir compte de cette décision, un amendement au projet de loi initial Loppsi II a été adopté. Il prévoit que l’autorité administrative ne pourra notifier aux FAI l’adresse du contenu à bloquer qu’après « accord de l’autorité judiciaire », garante des libertés et droits fondamentaux des individus. La loi sur la confiance dans l’économie numérique du 21 juin 2004 (5) (LCEN) détermine le rôle des FAI pour lutter contre les contenus illicites. A défaut d’avoir à leur charge une obligation de surveillance des contenus, les FAI doivent avoir mis en place « un dispositif facilement accessible et visible » pour permettre à leurs abonnés de signaler tout contenu illicite. Après ce signalement, la loi prévoit que le FAI devra informer « promptement » les autorités publiques compétentes.
Une mention spéciale est inscrite dans la LCEN, soulignant l’obligation des FAI de concourir à la lutte contre les atteintes à l’intégrité et la dignité humaines, en particulier
la pédopornographie. Sont également visées les activités illégales de jeux d’argent.

Le principe de subsidiarité remis en cause ?
La LCEN prévoit une responsabilité en cascade des acteurs de l’Internet : dans un premier temps, il est fait appel à l’éditeur du contenu ; à défaut, à l’hébergeur (qui a
lui aussi la possibilité d’agir sur le contenu) ; et enfin, à défaut d’avoir pu contacter l’hébergeur, les FAI. Ceux-ci devront, sur prescription de l’autorité judiciaire, mettre
en oeuvre toute mesure propre à prévenir un dommage ou à faire cesser une atteinte occasionnée par un contenu.
Ce principe de subsidiarité apparaît pertinent, puisqu’il cherche d’abord à supprimer le contenu, et ensuite à en empêcher l’accès. Tel est le dispositif proposé par le projet de
loi relatif à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et
de hasard en ligne (article 61 anciennement 50). Celui-ci prévoit, pour les sites de jeux d’argent en ligne non agréés par l’Autorité de régulation des jeux en ligne (ARJEL), de faire appel à l’autorité judiciaire pour qu’elle prescrive des mesures d’abord aux hébergeurs, et à défaut, aux FAI.
En revanche, ce principe de subsidiarité semblerait remis en cause par le projet de loi Loppsi II. Son article 4 prévoit en effet que, dès lors que l’autorité judiciaire aurait qualifié de pédopornographique un contenu, ce serait directement au FAI d’agir pour bloquer l’accès au site, sur le territoire national. L’argument principal avancé pour justifier de l’appel direct au FAI est celui de la localisation des contenus, lesquels seraient le plus souvent édités et hébergés à l’étranger.

Contournements et surblocages
L’efficacité d’une telle mesure reste à démontrer, puisque qu’en se contentant d’en bloquer l’accès, le contenu ne cesse pas pour autant d’exister. Par ailleurs, l’insertion
à l’article 6 de la LCEN de cette disposition (recours direct aux FAI) contrevient directement au paragraphe préexistant (subsidiarité des recours). Ces dispositions sont nécessairement contradictoires, conduisant le juge à faire application de l’une ou l’autre. Il s’ensuit une insécurité juridique regrettable.
Par ailleurs, des solutions permettant de contourner le blocage des sites existent déjà. Des logiciels peuvent rendre anonymes des adresses IP des internautes, tout en les faisant apparaître comme résidant dans un pays étranger. La compétence des FAI sur le blocage n’étant que nationale, l’internaute pourra continuer de jouer à des jeux d’argent et de hasard en ligne, ou de regarder des sites illicites. Par ailleurs, le contenu continuant d’exister, l’éditeur du site pourra trouver un autre hébergeur pour le publier et le remettre accessible au public.
La première préoccupation est liée à la rédaction particulièrement large de l’article 4 du projet de loi Loppsi II. Il prévoit en effet que seront transmises aux FAI, afin de procéder
à leur blocage, les « adresses électroniques des services de communication en ligne au public ». Autrement dit c’est l’adresse du site Internet qui sera prise en compte, et non pas l’URL (6) des contenus précisément. Par ailleurs, les FAI ont l’obligation de supprimer « sans délai » l’accès aux dites adresses. Il est donc mis à la charge de ces derniers une obligation de résultat. On peut penser qu’en ne ciblant pas suffisamment l’objet du blocage, certains contenus, voire certains sites seront bloqués de manière abusive dans leur intégralité, générant un préjudice certain à leurs éditeurs. En outre, l’exigence de rapidité et l’obligation de résultat imposées aux FAI pourraient affecter ceux-ci dans leur discernement, et être à l’origine de plus de blocages abusifs. C’est ce que l’on appelle le risque de surblocage. Il est à noter qu’un tel risque, s’il est réalisé dans les proportions que l’on imagine, ouvrirait la voie à des actions en réparation du préjudice à l’encontre de l’Etat.
Lors des débats à l’Assemblée nationale, un amendement a été déposé, proposant
le remplacement de « adresses électroniques » par « localisations précises ».
Celui-ci a été rejeté au motif que les FAI ne peuvent intervenir directement sur les URL. La deuxième préoccupation concerne l’absence de droits et recours des intéressés.
Le texte ne prévoit pas certaines formalités : la nécessité de notifier le blocage à l’intéressé, la limitation de l’inscription des adresses en question sur la liste noire à
une durée déterminée, un recours rapide d’opposition dans l’hypothèse d’un blocage abusif…
A la lumière de ce qui précède, on peut mesurer les limites et imperfections des mesures proposées, lesquelles ne parviendront pas à elles seules à éradiquer les contenus et activités illicites visées.

Nécessaire coopération internationale
Dans ce contexte, il apparaît souhaitable de persévérer dans la voie de la coopération, notamment internationale. L’association de coopération internationale des fournisseurs d’accès à Internet (INHOPE) en est une illustration : le service recevant le signalement
du contenu à bannir transmet ces informations aux hotlines étrangères qui informent les autorités compétentes, permettant alors d’agir directement sur le contenu. L’efficacité du dispositif est néanmoins dépendante d’une qualification homogène du caractère illicite du contenu. Tel est évidemment le cas des sites à caractère pédopornographique. Mais la question des sites de jeux en lignes reste entière, la France ayant en la matière une législation restrictive. @