Projet de décret SMAd et futur décret TNT : le paysage audiovisuel français (PAF) fait sa mue

La réforme de l’audiovisuel en France est à un tournant historique. Si les négociations interprofessionnelles et les ajustements des pouvoirs publics ne se bloquent pas, notamment sur la chronologie des médias, un nouveau cadre (décrets SMAd et TNT) pourrait entrer en vigueur le 1er juillet 2021.

Par Anne-Marie Pecoraro*, avocate associée, UGGC Avocats

Alors que l’année 2020 a renforcé les services délinéarisés, les téléspectateurs n’ont pas boudé les 31 chaînes métropolitaines de la TNT (1). Preuve que la distribution numérique via des fréquences attribuées (2) a encore un rôle à jouer – a minima, à titre transitoire. Pour l’heure, la révision prochaine du décret dit TNT nous invite à évoquer les enjeux historiques et structurels mais surtout conjoncturels – pour partie liés à la réforme de l’audiovisuel – de la télévision numérique terrestre.

Enjeux historiques, structurels et conjoncturels
La TNT, encadrée par la loi du 1er août 2000 (3), porte des enjeux historiques. Elle possède en effet certaines caractéristiques qui font sa spécificité auprès des téléspectateurs et des éditeurs de service de télévision – une couverture large, une offre riche et gratuite et une simplicité d’utilisation – qui participent à s’opposer aux effets de la fracture numérique. Les chaînes de la TNT ne peuvent cependant pas ignorer l’impact des changements en cours dans le secteur de l’audiovisuel. En effet, si la TNT reste essentielle pour de nombreux foyers, elle est sujette à la concurrence des nouveaux modes de consommation de biens culturels.
Aussi, depuis quelques années, la question de la modernisation de la TNT est-elle discutée de manière constante au fil des rapports et des consultations de l’Arcep et du CSA (4) (*) (**). La proposition de loi relative à la modernisation de la TNT, déposée le 4 février 2021 au Sénat par Catherine Morin-Desailly va dans ce sens (5). Selon la sénatrice, la modernisation de la TNT est une nécessité qui répond à la fois à « une demande forte » des acteurs du secteur et des téléspectateurs. Elle propose à cette fin : le lancement de services TNT en ultra-haute définition (UHD) ; l’attribution de nouvelles compétences de régulation au CSA ; l’adoption de nouvelles normes pour accroître la qualité des services (notamment des standards d’image et de son) ; le développement de services interactifs enrichis pour les téléspectateurs. Les Jeux olympiques de Paris en 2024 devraient constituer l’horizon auquel une plateforme TNT modernisée serait proposée aux Français. Pour ces raisons, la TNT va, au moins à titre transitoire, conserver un rôle. La TNT porte également des enjeux conjoncturels liés à la réforme du paysage audiovisuel français. Si l’on applique au secteur audiovisuel la citation de Paul Eluard « Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous », peuvent s’analyser comme une succession de rendez-vous destinés à donner in fine une « architecture logique et complète » au paysage audiovisuel français : le nouveau décret « SMAd » (pour services de médias audiovisuels à la demande) pris pour transposer la directive européenne SMA et abroger le premier décret SMAd de 2010 ; la renégociation de la chronologie des médias (régissant les fenêtres de diffusion des films sortant en France), et les négociations tenant à revoir le décret TNT datant de 2010 lui-aussi (6).
Premier rendez-vous : la TNT face à la transposition de la directive SMA. La directive européenne de 2018 sur les services de médias audiovisuels, dite SMA (7) et telle que transposée en droit français dans le projet de nouveau décret SMAd, ne régit pas la TNT (8). Pourtant, les changements que ce décret implique sont connexes aux discussions relatives à la révision du futur décret TNT. En effet, le nouveau décret SMAd permettra l’intégration des plateformes de streaming vidéo dans le système de financement de la création, en leur imposant – à l’instar des chaînes de télévision – de consacrer un pourcentage de leur chiffre d’affaires réalisé en France à la production d’œuvres audiovisuelles et cinématographiques « européennes ou d’expression originale française ». Ainsi, dans le projet de décret SMAd (9) tel que notifié par la France à la Commission européenne le 18 décembre 2020 et en période d’observation à Bruxelles jusqu’au 19 mars 2021, deux taux de contribution à la création différents sont prévus : l’un équivalant à 25 % du chiffre d’affaires des plateformes, l’autre à 20 %.

Adapter la chronologie des médias à Netflix
Deuxième rendez-vous : la TNT dans la renégociation de la chronologie des médias. L’introduction de ces nouvelles obligations de financement rendent nécessaires la renégociation de la chronologie des médias, dernièrement modifiée en janvier 2019 par arrêté (10) à la suite d’un accord interprofessionnel (11) signé fin 2018. En effet, comme le rappelait le Premier ministre Jean Castex l’été dernier : « On ne peut pas exiger beaucoup des plateformes et leur imposer les délais de diffusion aujourd’hui prévus » (12). Le pendant de cette affirmation est que les chaînes de télévision de la TNT, considérées comme des acteurs historiques du financement de l’audiovisuel et bénéficiant, à ce titre, de leur place définie dans la chronologie des médias, se verront davantage encore concurrencées par les services de médias audiovisuels à la demande, les « SMAd », que sont notamment Netflix, Amazon Prime Video, Disney+ ou encore Apple TV+.

Négociations jusqu’au 31 mars 2021
Selon la chronologie des médias actuelle, les chaînes – qu’elles soient payantes ou gratuites – disposent d’une avance sur les SMAd avec plusieurs modalités de diffusion comprises entre 8 et 30 mois à compter de sortie en salle des nouveaux films, contrairement aux SMAd qui disposent d’une fenêtre de diffusion allant de 17 à 36 mois. Cependant, la logique de la chronologie des médias – qui met en place des fenêtres d’exclusivité pour la diffusion d’un film après sa sortie en salle, en fonction de la participation au financement d’un film – invite à donner aux SMAd une place prenant en compte de leur participation au financement d’un film. Pour les chaînes de la TNT, les négociations qui se jouent sont donc cruciales puisqu’il en va de la survie de leur modèle. En effet, malgré l’attractivité des plateformes de SMAd, elles conservaient jusqu’à présent une valeur ajoutée liée à des fenêtres de diffusion plus stratégiques.
En l’état actuel, conformément à un décret paru en janvier, les acteurs de l’audiovisuel ont jusqu’au 31 mars 2021 pour négocier un nouvel accord relatif à la chronologie des médias (13). A défaut, un décret fixera, de façon temporaire, les fenêtres d’exploitation qui ne résultent pas de la loi et ce jusqu’à la conclusion d’un nouvel accord interprofessionnel.
Troisième rendez-vous : le lancement de la négociation du décret TNT. La négociation autour du décret TNT de 2010 a fini par s’imposer comme le troisième et dernier rendez-vous pour « garantir l’équité entre services linéaires et non linéaires d’une part et entre opérateurs nationaux et internationaux d’autre part » (14). En effet, si la TNT demeure essentielle à la création puisqu’elle contribue de manière centrale au financement de la production cinématographique et audiovisuelle d’œuvres « européennes ou d’expression originale française », et à leur rayonnement, elle est tributaire d’obligations de production qui s’inscrivent dans un cadre règlementaire lourd et qui rendent les chaînes de la TNT moins compétitives par rapport aux SMAd. Depuis 2010, la contribution obligatoire des éditeurs de télévision diffusés par la TNT à la production d’œuvres cinématographiques et audiovisuelle est régie par le décret TNT du 2 juillet 2010. Cette réglementation prévoit notamment : des obligations de quotas de diffusion d’œuvres cinématographiques ou audiovisuelles européennes et en langue française pour les éditeurs de télévision diffusés par la TNT ; des obligations de financement à la production cinématographique différentes selon qu’il s’agit d’une chaîne de cinéma ou non ; des obligations de financement à la production audiovisuelle différentes selon qu’il s’agit d’une chaîne en clair ou avec abonnement spécifiquement cinéma ou non. Par ailleurs, les dépenses prises en compte au titre des obligations de financement diffèrent selon le type de production (audiovisuel ou cinématographique). Par exemple, pour la production d’œuvres cinématographiques, le préachat des droits de diffusion est pris en compte. Ici, le but du législateur est de développer un secteur de production audiovisuelle indépendant. Les dépenses sont donc volontairement fléchées pour que les producteurs gardent un contrôle de la propriété des parts de leurs productions et coproductions, les droits des chaînes d’entrer en coproduction étant limités pour protéger la production indépendante. Dans la logique de préservation de la production indépendante, les chaînes de télévision sont limitées dans la patrimonialisation des droits.
A l’aube des négociations du futur décret TNT, les chaînes de télévision demandent de bénéficier de plus de droits une fois qu’elles ont rempli leur obligation de contribution à la production d’œuvres audiovisuelles et cinématographiques. La question de l’allongement des droits sur les œuvres produites (aujourd’hui limités à trois ans) pourrait cristalliser les débats. Elle implique une négociation sur les parts de coproduction et sur la définition de la part devant être consacrée à la production dépendante et indépendante, sachant que les chaînes de télévision ne cessent d’exiger davantage de droits sur les œuvres qu’elles financent (15). Il s’agit de questions épineuses mais dont la réponse devrait s’attacher à illustrer deux constantes de politique de production audiovisuelle à l’œuvre depuis 1986 : développer et valoriser l’identité française et européenne des programmes, tout en permettant la constitution d’un secteur de production audiovisuelle solide.

Décret TNT révisé : en vigueur le 1er juillet ?
En tout état de cause, la ministre de la Culture Roselyne Bachelot espère que ce décret TNT révisé entrera en vigueur le 1er juillet 2021 – soit en même temps que le nouveau décret SMAd – et que les négociations s’achèveront le 31 mars 2021 – soit en même temps que la fin des négociations relatives à la chronologie des médias. Et, en définitive, nous voyons, dans la concomitance de ces dates, l’étape-clé du processus logique et complet de la réforme du paysage audiovisuel français. @

* Anne-Marie Pecoraro est avocate spécialisée en droit
de la propriété intellectuelle, des marques, des nouvelles
technologies et de l’exploitation des données personnelles.