A la poursuite du droit à l’oubli et d’un équilibre par rapport aux autres droits fondamentaux

Le droit à l’oubli sur Internet – dont le droit au déréférencement sur les moteurs de recherche – n’est pas un droit absolu. Il s’arrête là où commencent d’autres droits fondamentaux comme la liberté d’informer – selon le principe de proportionnalité. Mais cet équilibre est à géométrie variable.

Fabrice Lorvo*, avocat associé, FTPA.

L’oubli est une préoccupation récente aux racines millénaires. C’est d’abord un concept auquel notre civilisation est rompue depuis le code de Hammurabi (1). Cependant, l’effectivité de l’oubli a été profondément remise en cause par la révolution numérique car la donnée devient aujourd’hui indéfiniment apparente sur les sites web et immédiatement accessible par les moteurs de recherche. Dès lors, le législateur comme le juge œuvrent pour adapter un droit à l’oubli (2) à l’outil numérique.

Conditions du droit au déréférencement
Deux arrêts ont été rendus le 24 septembre 2019 par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) qui contribuent à en définir les modalités. Nous nous intéresserons à celui (3) qui apporte d’importantes précisions sur les conditions dans lesquelles une personne peut exercer son droit au déréférencement. Ce droit permet à une personne de demander à un moteur de recherche de supprimer certains résultats qui apparaissent à partir d’une requête faite avec son nom et son prénom lorsque ces résultats renvoient vers des pages contenant des informations sensibles la concernant (par exemple, sa religion, ses opinions politiques ou l’existence d’une procédure pénale). Cette suppression concerne uniquement la page de résultats et ne signifie donc pas l’effacement des informations sur le site web source. Les informations continuent d’exister, mais il est plus difficile et long de les retrouver.
Au regard des textes successivement applicables (4), et des enseignements de la jurisprudence « Google Spain » (5) de 2014, la CJUE apporte les précisions suivantes :

Les interdictions et les restrictions au traitement de certaines données, comme les exceptions prévues par les textes, s’appliquent à l’exploitant d’un moteur de recherche à l’occasion de la vérification qu’il doit opérer à la suite d’une demande de déréférencement. Le rôle du moteur de recherche est décisif dans la mesure où, techniquement, il permet de trouver immédiatement, dans l’océan des données disponibles sur Internet, toutes les informations sur une personne dénommée, et, en les regroupant, de constituer ainsi un profil. La cour rappelle que l’exploitant d’un moteur de recherche n’est pas responsable des données existantes, mais uniquement de leur référencement et de leur affichage dans une page de résultats suite à une requête nominative. Cet exploitant doit respecter la législation sur le traitement des données comme les éditeurs de sites web. Tout autre interprétation constituerait « une ingérence particulièrement grave dans les droits fondamentaux au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel » qui sont garantis par les textes.

L’exploitant d’un moteur de recherche a l’obligation de faire droit à la demande de la personne concernée… sauf si des exceptions (prévues par les textes) s’appliquent. La CJUE rappelle que les Etats membres doivent garantir aux personnes concernées le droit d’obtenir du responsable de traitement l’effacement des données dont le traitement n’est pas conforme aux textes. De même, en cas de demande de déréférencement, l’exploitant d’un moteur de recherche est obligé de supprimer de la liste de résultats, des liens vers des pages web, publiées par des tiers et contenant des informations sensibles relatives à cette personne, même si lesdites informations ne sont pas effacées préalablement ou simultanément de ces pages web, et même lorsque leur publication en elle-même sur lesdites pages est licite. Enfin, la cour rappelle que le consentement de la personne au traitement de ce type d’information est nécessaire et qu’il n’existe plus à partir du moment où ladite personne demande le déférencement. Il n’est donc pas nécessaire de prouver que le référencement cause un préjudice.

Droit absolu et principe de proportionnalité
Ce régime extrêmement protecteur, eu égard à l’importance de l’impact d’une telle publication pour l’individu, connaît néanmoins une exception de taille. En effet, l’ingérence dans les droits fondamentaux d’un individu peut cependant être justifiée par l’intérêt prépondérant du public à avoir accès à l’information (6) en question. Le droit au déréférencement des données à caractère personnel n’est donc pas un droit absolu, il doit être systématiquement comparé avec d’autres droits fondamentaux conformément au principe de proportionnalité. En conséquence, le droit à l’oubli de la personne concernée est exclu lorsqu’il est considéré que le traitement desdites données est nécessaire à la liberté d’information. Le droit à la liberté d’information doit répondre à des objectifs d’intérêt général reconnu par l’Union européenne ou, au besoin, de protection des droits et des libertés d’autrui.

Droits fondamentaux et liberté d’informer
Lorsqu’il est saisi d’une demande de déréférencement, l’exploitant d’un moteur de recherche doit donc mettre en balance, d’une part, les droits fondamentaux de la personne concernée et, d’autre part, la liberté d’information des internautes potentiellement intéressés à avoir accès à cette page web au moyen d’une telle recherche. D’après la CJUE, si les droits de la personne concernée prévalent, en règle générale, sur la liberté d’information des internautes, cet équilibre peut toutefois dépendre de la nature de l’information en question et de sa sensibilité pour la vie privée de la personne concernée ainsi que l’intérêt du public à disposer de cette information. Or, cet intérêt peut varier notamment en fonction du rôle joué par cette personne dans la vie publique, comme l’illustre la jurisprudence « Google Spain ».

Enfin, la CJUE aborde la question cruciale de la publication relative à une procédure judiciaire, notamment quand ces informations sont devenues obsolètes. Il s’agit des informations concernant une enquête, une mise en examen ou un procès et, le cas échéant, de la condamnation qui en a résulté. La cour rappelle que la publication de ces données est soumise à des restrictions particulières (7) et qu’elle peut être licite lorsqu’elle est divulguée au public par les autorités publiques. Cependant, un traitement initialement licite de données exactes peut devenir avec le temps illicite, notamment lorsque ces données apparaissent inadéquates, qu’elles ne sont pas ou plus pertinentes, ou sont excessives au regard des finalités du traitement ou du temps qui s’est écoulé. L’exploitant d’un moteur de recherche doit encore vérifier, au jour de la demande de déréférencement, si l’inclusion du lien dans le résultat est nécessaire à l’exercice du droit à la liberté d’information des internautes potentiellement intéressés par l’accès à cette page web au moyen d’une telle recherche. Dans la recherche de ce juste équilibre entre le droit au respect de la vie privée des personnes, et notamment la liberté d’information du public, il doit être tenu compte du rôle essentiel que la presse joue dans une société démocratique et qui inclut la rédaction de comptes rendus et de commentaires sur les procédures judiciaires, ainsi que le droit pour le public de recevoir ce type d’information. En effet, selon la jurisprudence (8), le public a un intérêt non seulement à être informé sur un événement d’actualité, mais aussi à pouvoir faire des recherches sur des événements passés, l’étendue de l’intérêt du public quant aux procédures pénales étant toutefois variable et pouvant évoluer au cours du temps en fonction, notamment, des circonstances de l’affaire : notamment « la nature et la gravité de l’infraction en question, le déroulement et l’issue de ladite procédure, le temps écoulé, le rôle joué par cette personne dans la vie publique et son comportement dans le passé, l’intérêt du public à ce jour, le contenu et la forme de la publication ainsi que les répercussions de celle-ci pour ladite personne ».

Outre l’actualité ou le passé définitif, une difficulté demeure pour les informations obsolètes ou partielles. Par exemple, qu’en est-il pour une mise en examen annoncée sur Internet qui a aboutie à un non-lieu ? Ou pour une décision de condamnation frappée d’appel ? L’apport nouveau et essentiel de cet arrêt du 24 septembre 2019 est que la CJUE considère que même si la liberté d’information prévaut, l’exploitant est en tout état de cause tenu – au plus tard à l’occasion de la demande de déréférencement – d’aménager la liste de résultats, de telle sorte que l’image globale qui en résulte pour l’internaute reflète la situation judiciaire actuelle. Ce qui nécessite notamment que des liens vers des pages web comportant des informations à ce sujet apparaissent en premier lieu sur cette liste. Il s’agit là d’une précision essentielle, en théorie, mais qui peut s’avérer complètement inefficace en pratique. Pour apparaître dans les résultats, ces pages (sur la situation judiciaire actuelle) doivent… exister. Que se passe-t-il si des pages web ne comportent pas d’informations sur la suite de la procédure ? Souvent, la presse s’intéresse plus aux mises en examen qu’aux cas de nonlieu. La personne concernée devra-t-elle publier elle-même des pages web sur sa situation judiciaire actuelle ? Mais dans l’esprit du public, quelle force aura cette preuve pro domo (9) ? Devra-t-elle avoir recours à une agence de communication pour ce faire ? Enfin, les délais de traitement des demandes de référencement sont très longs, d’abord pour les moteurs de recherche puis au niveau des autorités de contrôle (la Cnil en France), et, pendant ce temps-là, les résultats de la recherche demeurent affichés ; le mal est fait. Avoir raison trop tard, c’est toujours avoir tort dans l’esprit du public.

Renverser la charge de la preuve ?
Dans ces conditions, pour ce type d’information d’une extrême sensibilité et, au moins, pour les personnes qui ne recherchent pas les suffrages du public, ne conviendrait-il pas de renverser la charge de la preuve ? D’imposer que l’exploitant du moteur de recherche ait l’obligation, à première demande, de déréférencer ces données ? Et s’il considère que la balance penche dans l’intérêt du public, l’exploitant devra saisir l’autorité de contrôle puis, en cas de refus, les tribunaux pour demander l’autorisation de re-référencer le lien. @

* Fabrice Lorvo est l’auteur du livre « Numérique : de la
révolution au naufrage ? », paru en 2016 chez Fauves Editions.