Avec Numspot et Synfonium, l’Etat français – via la CDC – veut damer le pion à Google, Microsoft et Amazon

La Caisse des dépôts (CDC), le bras armé financier de l’Etat français, rêve de faire émerger un « Google français » en Europe. Cette reconquête numérique passe par des fonds publics injectés via la Banque des Territoires et Bpifrance, notamment dans deux futurs « champions européens » : Numspot et Synfonium.

La Caisse des dépôts et consignations (CDC), que dirige depuis plus de cinq ans maintenant Eric Lombard (photo), est une vieille institution financière publique qui aura 207 ans le 28 avril (1). Elle est devenue le bras armé de l’Etat français pour investir dans les entreprises et les territoires (2), y compris dans les infrastructures électroniques – de la téléphonie dès 1889 au numérique à partir de l’année 2000. La CDC finance les espaces publics numériques dans les territoires, les espaces numériques de travail dans les établissements scolaires, l’aménagement numérique des territoires pour garantir l’inclusion numérique, ou encore les services numériques de confiance via des projets de « cloud souverain ».
Les premiers investissements de l’Etat français dans le cloud justement remontent au début des années 2010 et l’ont été en pure perte après les échecs cuisants de Cloudwatt d’Orange et Thalès, d’une part, et de Numergy de SFR et Bull, d’autre part. A l’époque, le gouvernement avait ignoré un nouvel entrant dans le cloud venu du Nord de la France : la société OVH créée à Roubaix par le Français d’origine polonaise Octave Klaba. Dix ans après, il en va tout autrement puisque la Banque des Territoires – créée en 2018 en tant que filiale d’investissement de la CDC – a annoncé le 11 avril dernier avec Octave Klaba un partenariat pour créer la société Synfonium dans laquelle la CDC participera à hauteur de 25 % du capital.

Créer des « champions européens du cloud »
Objectif : « la construction d’un champion européen des services basés sur le cloud ». Rien de moins. « Après avoir investi dans Qwant pour soutenir la croissance d’un moteur de recherche européen respectueux de la vie privée, la Caisse des dépôts s’associe avec un acteur majeur de la tech avec pour ambition de contribuer à l’émergence d’une plateforme européenne grand public, ouverte et sécurisée, proposant divers services collaboratifs et logiciels dans le cloud », a déclaré Antoine Troesch, directeur de l’investissement de la Banque des Territoires. L’Etat français a déjà la tête dans les nuages informatiques, avec notamment un autre projet de « champion européen du cloud » baptisé Numspot, dont la société éponyme – « 100 % française » – a été créée officiellement le 27 janvier dernier et dotée d’un capital de 50 millions d’euros avec la Banque des Territoires (26 %), Docaposte/La Poste (26 %), Dassault Systèmes (19 %) et Bouygues Telecom (19 %).

Faire oublier Cloudwatt et Numergy
Le Plan d’investissement France 2030 soutient ce projet de « cloud souverain » depuis son annonce en octobre dernier sous l’égide de Bruno Le Maire, ministre de l’Economie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, et de Jean-Noël Barrot ministre délégué chargé de la Transition et des Télécommunications. Mais, selon les informations de Edition Multimédi@, l’offre de « cloud de confiance » (basée sur la technologie Outscale de Dassault Systèmes bénéficiant déjà du label de sécurité SecNumCloud) et d’« identité numérique sécurisée » ne sera pas disponible mi-2023, comme cela était prévu, mais à la fin de l’année. L’équipe dirigeante de Numspot vient tout juste de se mettre en place, depuis février, avec Alain Issarni, un ingénieur aéronautique – les nuages, il connaît ! – comme président. Ce polytechnicien est l’ancien DSI (3) de la Caisse nationale de l’assurance maladie (Cnam), après avoir été DSI de la Direction générale des finances publiques (DGFIP). Il est épaulé par Xavier Vaccari, un ingénieur centralien Supélec qui était le directeur de la stratégie cloud de Docapost au sein du groupe La Poste détenu à 66 % par la CDC. Docapost a d’ailleurs été désigné comme le « chef de file »de Numspot. Son ambition est d’être en outre une plateforme technologique souveraine (PaaS) proposant des solutions logicielles et des services (SaaS). C’est dans le même état d’esprit « souverain » que Synfonium va être créé sous la forme de plateforme de cloud (PaaS/SaaS) accessible cette fois non seulement aux entreprises mais aussi directement aux consommateurs : « un accès transparent aux meilleurs services de collaboration européens basés sur le cloud, y compris le remote computing,le stockage sur le cloud, les fonctions de moteur de recherche, de vidéoconférence, et bien d’autres applications ».
Octave Klaba, président du conseil d’administration et fondateur de l’ex-licorne française OVH côtée en Bourse depuis octobre 2021 (4), et son frère Miroslaw Klaba, directeur R&D d’OVH, seront ensemble coactionnaires de Synfonium à hauteur de 75 % du capital – aux côtés donc des 25 % de la CDC. Les deux frères de Roubaix intègreront dans Synfonium les services d’ordinateur et de stockage virtuels de leur société Shadow qu’ils avaient acquise en 2021 via leur fonds respectif Jezby Ventures et Deep Code. Pour le moteur de recherche proposé par Synfonium, ce sera le franco-allemand Qwant qui vient d’avoir dix ans et qui est cofinancé par la Caisse des Dépôts, encore elle, et le groupe allemand Axel Springer, ainsi que par la Banque européenne d’investissement (5). « Des négociations exclusives sont actuellement en cours, ainsi qu’une analyse des récentes évolutions des conditions financières de son partenariat avec Microsoft », a expliqué la CDC à propos de Qwant qui reste encore dépendant de l’index Bing de Microsoft et de sa régie publicitaire Bing Ads. Synfonium prévoit en outre des acquisitions, des développements et des partenariats pour étoffer son bouquet de services dans le cloud, en s’appuyant aussi sur « les communautés de logiciels libres ». Avec Synfonium en cours de constitution et Numspot sur les starting-blocks, l’objectif affiché de Bercy est que « l’ensemble des administrations et des entreprises » – et « prioritairement » les acteurs économiques et institutionnels français (Etat, collectivités locales, opérateurs télécoms, banques, assurances, hôpitaux, …) – se saisissent des « offres souveraines », afin de « protéger les données les plus sensibles ». Or ce n’est pas gagné. Par exemple, selon l’observatoire Data Publica, à peine 7% des collectivités utiliseraient une offre de cloud pour stocker leurs données et applications (6).
A travers ces « cloud souverains » franco-français aux ambitions européennes, ce sont bien les GAFAM qui sont implicitement dans la ligne de mire de l’Etat afin de conquérir une part de souveraineté perdue. Le discours de l’Etat français n’est plus de créer un rival européen de Google (7) – comme cela avait pu être prétendu lors du lancement de Qwant (contraction de « Quantity » et « Want ») entre 2013 et, avec Emmanuel Macron à l’Elysée (8), en 2015 – ni même d’être un « AWS français » en référence à la filiale d’Amazon, numéro un mondial du cloud. Néanmoins, l’Etat et son bras armé de la rue de Lille (Paris) ne cachent pas qu’ils nourrissent de grands espoirs de reconquête du numérique avec leurs futurs « champions européens » du cloud multiservice dans une Europe devenue « colonie numérique » des géants américains du Net. Rien que le volet « cloud » du plan d’investissement « France 2030 », lequel a été lancé en octobre 2021 par Emmanuel Macron, est doté de 667 millions d’euros fléchés en particulier « vers des acteurs émergents, PME et start-up ». Suffisant face à Amazon Web Services (AWS), Microsoft Azure et Google Cloud ?

Education nationale : ni Google ni Microsoft
Le 6 avril dernier, Bercy a renforcé l’offre de « cloud de confiance » en sélectionnant – après appels à projets lancés par la banque publique Bpifrance, détenue à parts égales par l’Etat et la CDC – 39 projets, dont Wimi, Jamespot et Interstis dans la catégorie « suites bureautiques collaboratives cloud » ou encore Cleyrop, Dawex et Xwiki pour l’obtention du visa SecNumCloud par l’Anssi (9). « Il s’agit bien de proposer une alternative crédible aux suites Microsoft 365 et Google Workspace », dit clairement la Banque des Territoires dans son quotidien Localtis (10) destiné aux collectivités, lesquelles doivent depuis fin 2022 « renoncer aux offres gratuites de Microsoft Office et Google dans les établissements scolaires ». @

Charles de Laubier