Comment Netflix a volé la vedette au 70e Festival de Cannes et s’est offert une pub mondiale gratuite

Pour ses vingt ans, Netflix s’est offert une tribune internationale à l’occasion
du Festival de Cannes en bousculant le monde du 7e Art et sa chronologie des médias. Le numéro un mondial de la SVOD, fort de plus de 100 millions d’abonnés, investit plus que jamais – y compris en Europe.

Le numéro un mondial de la vidéo à la demande par abonnement (SVOD) a réussi son coup : faire parler de
lui partout dans le monde – avant et pendant le 70e Festival de Cannes,
et sans financer une quelconque campagne de publicité. Netflix a simplement poussé jusque dans ses retranchements le monde du cinéma, notamment français, arc-bouté sur sa sacro-sainte chronologie des médias, laquelle régit la sortie des nouveaux films à partir de la salle obscure toujours prioritaire.

Simultanéité salles-VOD
Le groupe américain dirigé par son cofondateur Reed Hastings (photo de gauche) a déclenché une vaste polémique en indiquant qu’il entendait diffuser ses deux films candidats en lice pour la Palme d’or – « Okja » du Sud-Coréen Bong Joon-Ho, et
« The Meyerovitz Stories » de l’Américain Noah Baumbach – à la fois sur sa plateforme numérique et dans des salles de cinéma. Alors que Netflix fête cette année ses vingt ans (Reed Hastings ayant lancé Netflix avec Marc Randolph en 1997 pour proposer des films à la location en ligne puis ouvrir ensuite le site web Netflix.com), la plateforme américaine s’est retrouvée au centre d’une polémique où elle est accusée de ne pas vouloir respecter la chronologie des médias.
En France, où s’est tenu durant douze jours à Cannes le Festival international du film, les réactions ont été les plus épidermiques dans la mesure où Netflix a prévenu qu’il
ne diffuserait pas en salles ses deux films sélectionnés pour la Palme d’or si la réglementation française persistait à lui interdire la simultanéité salles- SVOD (1). Comme la chronologie des médias n’a pas évolué en France depuis 2009, et que son évolution n’est pas pour demain après le récent échec des négociations (2), la salle
de cinéma garde son monopole de sortie de films et les plateformes de SVOD comme Netflix reste à… trente-six mois après. Face à la polémique, les organisateurs du Festival de Cannes – présidé par Pierre Lescure, pourtant partisan depuis longtemps d’une évolution de la chronologie des médias – ont modifié le règlement de la grand-messe du 7e Art pour imposer à partir de 2018 une sortie dans les salles françaises pour tout film concourant en compétition. Le patron de Netflix a aussitôt commenté cette décision sur son compte Facebook : « L’ordre établi serre les rangs contre nous. Les exploitants (de salles de cinéma) veulent nous empêcher d’être en compétition à Cannes ». Le 15 mai, à l’avant-veille du coup d’envoi du 70e Festival de Cannes, le directeur des contenus de Netflix, Theodore Sarandos (photo), avait – de Séoul où il présentait le film sud-coréen « Okja » – appelé le cinéma à s’adapter aux nouveaux usages : « Historiquement, de nombreux films arrivent au festival de Cannes sans aucune distribution. (…) Les spectateurs changent. Du coup, la distribution change. Du coup, les festivals (…) vont vraisemblablement changer. De nombreux films pourraient demain y arriver de manière différente ». Et le Content Chief Officer (CCO) d’assurer :
« Nous ne sommes pas opposés à la distribution en salle. Nous souhaitons que tous les films soient projetés en salle et sur la plateforme Netflix en streaming ».
A ses côtés, le réalisateur sud-coréen, a abondé dans son sens : « J’ai récemment vu un film français datant des années 1960 dans lequel un personnage se plaignait du fait que le cinéma était condamné à cause de la télévision. Mais regardez ce qu’il se passe maintenant : aujourd’hui, les gens regardent les films en salle, ou via Blu-ray, via des téléchargements légaux ou Netflix. Cela fait partie d’un combat pour trouver les meilleures manières de cohabiter. (…) Le streaming et la salle coexisteront
finalement ». Son film « Okja », entièrement financé par Netflix avec un budget de
50 millions de dollars et produit par Plan B Entertainment (maison de production fondée par la star américaine Brad Pitt), sortira en Corée du Sud le 29 juin prochain dans des salles de cinéma, puis aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, ainsi que sur la plateforme SVOD dans les autres pays.

Abonnés hors-USA plus nombreux
Selon nos estimations, Netflix compte désormais aujourd’hui – en mai 2017 – plus d’abonnés en dehors des Etats-Unis qu’il n’en a sur son marché domestique : selon nos calculs, en fonction de la croissance des trimestres précédents, ils sont plus de 53.000 à l’international (hors pays d’origine donc) à avoir souscrit à la plateforme de SVOD, contre près de 52.000 aux Etats-Unis. C’est la première fois que non seulement les courbes se croisent (3) mais en plus que le total des abonnés de Netflix franchit la barre des 100.000 abonnés au total dans le monde – à 105.000 au mois de mai, toujours selon nos estimations, comparés aux 98.748 abonnés au 31 mars 2017.

Europe, Moyen-Orient et Afrique : renforts
Pour faire face à sa croissance internationale, le groupe de Los Gatos (Californie) a annoncé le 11 mai dernier l’agrandissement de son quartier général basé à Amsterdam (Pays-Bas) pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique (EMEA), avec 400 créations d’emplois à la clé d’ici à fin 2018. Cet effectif sera affecté à une nouvelle plateforme multilingue de support à la clientèle – notamment pour ceux situés dans les onze pays européens où Netflix est présent. « L’Europe est un centre créatif pour des histoires géniales qui résonnent à travers le monde et nous continuons d’investir dans du contenu européen », a déclaré Reed Hastings à cette occasion. Netflix affirme avoir investi 1,75 milliard de dollars dans des productions européennes depuis son entrée sur le Vieux Continent en 2012, soit « plus de 90 productions originales à différents stades de développement ».
Après avoir lancé sa première série espagnole « La chicas del cable » (Les filles du câble), le champion mondial de la SVOD a prévu d’annoncer au moins six nouveaux projets originaux européens d’ici la fin de l’année. Netflix en a profité pour présenter deux nouvelles séries originales européennes : la production de la série française
« Osmosis » devrait commencer en France en 2018, tandis que la série « Dogs of Berlin » devrait être réalisée en Allemagne pour être disponible en 2018 également. Netflix n’en est pas à son premier coup d’essai en France. La seconde saison de
« Marseille » est en train d’être tournée. D’autres projets de séries françaises sont attendus.
Malgré l’engagement de la plateforme-productrice pour financer des œuvres françaises, les organisateurs du Festival de Cannes lui mettent une barrière en travers de sa route : la chronologie des médias français qui rend obligatoire la salle de cinéma pour la sortie d’un film. Pourtant, Thierry Frémaux, délégué général de l’Association française du Festival international du film (qui regroupe le Festival de Cannes, le Marché du Film et la Cinéfondation), admet que le cinéma doit changer : « Le cinéma lui-même se voit modifié. L’industrie du cinéma voit venir à elle de nouveaux entrants. Cela peut être des pays comme la Chine, ou de nouveaux producteurs et supports de diffusion, Netflix, Amazon, qui décident d’aider à la création de films. L’an dernier, c’est Amazon qui est venu à Cannes, avec quatre ou cinq films en compétition. (…) Et cette année, coïncidence, Netflix, l’autre grande plateforme, est venue nous proposer des films »,
a-t-il expliqué le 10 mai dernier, en pleine polémique sur Netflix (4). Le même jour, la présidente du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), Frédérique Bredin, taclait Netflix : « Je déplore profondément l’intransigeance de Netflix, qui a refusé toute sortie de ces films en salle. Cette décision empêche les spectateurs français de voir librement ces œuvres dans les cinémas, comme c’est la tradition. Il est donc indispensable, comme l’annonce le Festival de Cannes, de modifier le règlement de sa sélection. Dès 2018, tout film en compétition devra obligatoirement sortir dans les salles françaises ». Lors de sa première projection à Cannes, le film
« Okja » a été la cible de sifflets… mais aussi d’applaudissements. « Ce serait un énorme paradoxe que la Palme d’or ou un autre prix décerné à un film ne puisse pas être vu en salles », a estimé le réalisateur espagnol Pedro Almodovar. Rival de Netflix, Amazon était également présent à Cannes avec le film « Wonderstruck », en lice pour la Palme d’or, mais le groupe de Jeff Bezos n’a pas fait de vague sur la Croisette car le géant du e-commerce privilégie, lui, une sortie en salles suivie d’une mise en ligne. De son côté, la société civile des Auteurs-Réalisateurs- Producteurs (ARP) – présidée par Claude Lelouch – s’en est prise à la chronologie des médias : « Plus que jamais, notre régulation apparaît dépassée ». L’ARP avait d’ailleurs bénéficié du soutien financier de Creative Europe (programme MEDIA de la Commission européenne) pour expérimenter la simultanéité salles- VOD au travers des projets Tide en 2012 et Spide en 2014 (5). « Après plusieurs années de concertation sans résultats, nous demanderons au prochain gouvernement de s’emparer rapidement de ce dossier politique », a-t-elle lancé.

La directive SMA appelée à la rescousse
Le 22 mai, des cinéastes européens – dont Costa-Gavras en France et Wim Wenders en Allemagne – ont lancé de Cannes un appel pour « le maintien de la territorialité des droits (d’auteur) » et pour « l’intégration des géants de l’Internet dans l’économie de la création européenne (déterminante pour l’avenir du cinéma) ». Le 23 mai, le Conseil des ministres de la Culture de l’Union européenne a voté – dans le projet de directive SMA (6) – l’évolution de 20 % à 30 % du quota minimum de films européens imposé aux services de VOD/SVOD et le pays de destination pour obliger les « Netflix » à financer des œuvres cinématographiques ou audiovisuelles. Les négociations « SMA » avec le Parlement européen vont pouvoir commencer. @

Charles de Laubier