Dégrouper la « box » des opérateurs aux Etats-Unis : idée transposable aux objets connectés en Europe

Le régulateur américain des communications, la FCC, s’apprête à changer
de président pour être « Trump » compatible. Du coup, ses propositions de dégrouper les set-top-boxes des câblo-opérateurs risquent d’être enterrées
avant d’avoir existé. Pourtant, elles méritent réflexion – y compris en Europe.

Par Winston Maxwell*, avocat associé, Hogan Lovells

La prise de fonctions le 20 janvier 2017 du nouveau président des Etats-Unis, Donald Trump, sera suivie de la démission du président actuel de la FCC (1), Tom Wheeler. Le successeur
de ce dernier, issu du Parti républicain, sera nommé pour le remplacer. Le départ de Tom Wheeler (2) signifie l’abandon probable de l’idée de dégrouper le décodeur des câblo-opérateurs américains. Cette idée, qui a fait l’objet d’une proposition adoptée par la FCC le 28 février dernier, mérite néanmoins notre attention car elle illustre les enjeux liés à la télévision connectée et plus généralement au partage de données collectées dans le cadre des objets connectés.

Des set-top-boxes peu performantes
D’abord examinons la notion de « dégroupage » d’un décodeur, appelé aux Etats-Unis set-top-box. Les services de transmission d’un câblo-opérateur se divisent en deux
« tuyaux » logiquement distincts. Le premier tuyau consiste en la transmission de programmes utilisant de la bande passante réservée à cet effet. Il s’agit de services de transmission gérés de bout en bout par le câblo-opérateur. Le deuxième tuyau consiste en la fourniture d’un service d’accès à Internet. Cette deuxième partie du service est ouverte et soumise aux règles sur la neutralité de l’Internet. Pour accéder à l’offre télévisuelle sur la partie gérée du service, le téléspectateur doit utiliser un décodeur fourni par le câblo-opérateur. Aux États-Unis, la fourniture de cette « box » est payante, le téléspectateur s’acquittant d’un loyer mensuel. Selon la FCC, ce décodeur est non seulement cher, mais il est aussi peu performant, la technologie ayant peu évolué depuis une décennie. Les téléspectateurs américains semblent donc prisonniers d’une situation où le câblo-opérateur leur impose la location d’un décodeur peu performant. En 2015, la FCC, a lancé une première consultation publique pour mettre fin au monopole de fait qui existe en faveur des câblo-opérateurs pour la fourniture de leurs décodeurs. L’idée était de créer un marché dynamique où les développeurs indépendants pourraient proposer des fonctions qui aujourd’hui sont regroupées au sein du décodeur. Car cette « box » agrège plusieurs fonctions distinctes. La fonction
la plus basique consiste à transformer les signaux vidéo en images et sons lisibles par le téléviseur. Mais elle gère également l’accès aux programmes payants. Pour ce faire, elle a une fonction d’authentification et de gestion des conditions d’accès. Ces systèmes font régulièrement l’objet d’attaques par des pirates qui essayent de contourner le système afin d’organiser un marché noir d’accès aux programmes payants. C’est pour cette raison que les câblo-opérateurs et les ayant droits ne souhaitent pas que cette fonction soit séparée du décodeur, car l’existence d’un décodeur physique permet d’augmenter les mesures d’anti-piratage. Une autre fonction de la « box » est de fournir le guide électronique de programmes – Electronic Program Guide (EPG) – et de gérer les fonctions de recherches de programmes et de navigation. Les décodeurs actuels semblent archaïques comparé à l’interface d’une tablette ou d’un smartphone. C’est pour cette raison que la FCC a souhaité envisager de dégrouper les différentes fonctions du décodeur afin de permettre plus d’innovation et de choix au bénéfice du téléspectateur. La première proposition de la FCC aurait contraint les câblo-opérateurs à fournir des flux de données selon un standard ouvert, de manière à permettre à n’importe quel développeur d’intégrer ces fonctions dans différents types de terminaux. Ces fonctions pourraient être intégrées par exemple
dans le logiciel de navigation d’une tablette, ou d’une télévision connectée. La FCC
a rencontré une forte résistance de la part des câblo-opérateurs et des ayant droits. Dégrouper la fonction d’authentification et de gestion des conditions d’accès augmenterait le risque de piratage. La FCC a ainsi fait marche arrière et a proposé
une solution de compromis par laquelle le câblo-opérateur fournirait une application téléchargeable sur une tablette ou télévision connectée. Cette application resterait
sous le contrôle du câblo-opérateur permettant un niveau plus élevé de sécurité que
s’il s’agissait d’une application tierce.

Les enjeux de l’interface et des données
Mais la sécurité n’est pas le seul enjeu. La FCC souhaitait également ouvrir à la concurrence les fonctions du décodeur liées à l’interface avec les utilisateurs.
Cette proposition s’est également heurtée à une opposition des câblo-opérateurs
qui craignaient la perte de leurs relations commerciales avec leurs abonnés. L’enjeu était ici commercial. La maîtrise de l’interface de navigation permettrait à un prestataire tiers d’organiser la page d’accueil, d’apposer ses propres marques, et surtout de collecter des données sur les habitudes des téléspectateurs. Aux yeux des câblo-opérateurs, le décodeur reste un rempart contre la captation de la valeur des données par les grands prestataires d’Internet.

Dégroupage des objets connectés ?
A première vue, le dégroupage des « box » semble similaire à l’ouverture à la concurrence des téléphones dans les années 1990. Le dégroupage des téléphones a conduit à une vague d’innovation sans précédent, aux extrémités des réseaux. Cette innovation se perpétue encore aujourd’hui sur l’Internet, où il est possible d’« innover sans permission » – pour emprunter les termes de Yochai Benkler (3) – aux extrémités du réseau. Le droit d’innover aux extrémités du réseau est aujourd’hui garantie par la régulation sur la neutralité de l’Internet. Mais les règles sur la « Net Neutrality » ne s’appliquent pas aux services « gérés », comme la télévision accessible sur les « box ». S’agissant d’un opérateur de télécommunications bénéficiant d’un monopole juridique, imposer le dégroupage des terminaux en 1990 semblait logique. La question devient plus complexe lorsque l’opérateur en cause évolue dans un marché concurrentiel.
La proposition de la FCC fournit un exemple des complexités qui se transposent facilement à l’Internet des objets, où l’accès aux données est devenu un enjeu clé
pour l’innovation : compteurs électriques intelligents, maisons connectées, ou encore véhicules connectés. Obliger une entreprise privée à ouvrir à des tiers l’accès aux données de ses clients peut sembler à première vue attrayant pour encourager l’innovation. Mais vue de plus près, la question est complexe (4) et la notion
d’« innovation » incertaine (voir encadré ci-dessous), sans même parler de la protection des données à caractère personnel, un enjeu crucial. L’étude de l’Autorité de la concurrence (France) et de la Competition and Markets Authority (Grande-Bretagne) sur les écosystèmes et leurs effets sur la concurrence – analyse conjointe publiée en décembre 2014 (5) – montre que l’existence d’un écosystème fermé ne se traduit pas forcément par une diminution de la concurrence et de l’innovation. Chaque situation doit être examinée séparément. La même conclusion découle de l’étude récente conduite par la même Autorité de la concurrence avec cette fois la Bundeskartellamt (Allemagne) sur la collecte de données par les plateformes – analyse conjointe publiée en mai 2016 (6). Cette collecte de données ne conduit pas forcément à une diminution de l’innovation et de la concurrence.
La Commission européenne s’est exprimée le 10 janvier dernier sur le partage de données collectées dans le contexte des terminaux, compteurs ou encore véhicules connectés. Selon sa communication intitulée « Construire une économie européenne de la donnée » [« Building a European Data Economy », lire l’article pages 6 et 7, ndlr], la Commission européenne souligne la nécessité d’encourager le partage tout en respectant les négociations commerciales, la sécurité des systèmes, et l’investissement des entreprises ayant permis la production des données. Le débat sur le dégroupage des « box » et autres plateformes d’objets connectés promet de rester vif. @

* Winston Maxwell a eu l’occasion d’exposer la question du
dégroupage des « box » aux Etats-Unis au CSA Lab lancé
14 juin 2016, dont il est l’un des neuf membres experts,
ainsi qu’au Conseil d’Etat lors du colloque « Concurrence et
innovation à l’ère du numérique » le 9 décembre 2016.

ZOOM

Encourager l’innovation par la régulation, mais quelle « innovation » ?
Pour élaborer un système réglementaire qui favorise l’innovation, encore faut-il pouvoir la mesurer. Or, mesurer le niveau d’innovation est compliqué. Dans les années 1990, des recherches ont été faites aux Etats-Unis sur le lien entre la régulation sur la protection de l’environnement et l’innovation. A l’époque, certains disaient que la régulation favorisait l’innovation : cela s’appelait « l’hypothèse de Porter ». Valider cette hypothèse nécessite de se mettre d’accord sur ce que l’on entend par « innovation ».
Si l’on mesure l’innovation par les dépenses de recherches dédiées aux problèmes
de conformité (on parle de compliance innovation), alors, oui, la régulation conduit généralement à une augmentation de l’innovation. En revanche, si l’on mesure l’innovation par d’autres critères, par exemple le nombre de brevets déposés ou le nombre de start-up levant des fonds de capital risque, la réponse sera différente. Sans pouvoir mesurer l’innovation, on navigue à l’aveugle. La régulation peut elle-même innover. Certains auteurs prônent une régulation « adaptative » et « expérimentale »
qui s’adapterait en fonction des résultats observés. Préconisée dans la dernière étude annuelle du Conseil d’Etat, la réglementation expérimentale serait particulièrement bien adaptée aux marchés numériques, où le risque d’erreur est élevé. Mais cette forme de régulation nécessiterait des mécanismes de suivi sur l’efficacité de la régulation, et ces mécanismes sont rares. @