En attendant une réforme, deux décisions de la contestée Commission “copie privée” sont validées

Les ayants droits de la création (musique, cinéma, écrit, spectacle vivant, …) l’ont échappé belle : le Conseil d’Etat n’a pas annulé les deux dernières décisions de la Commission « copie privée ». Mais la réforme de cette dernière, en crise interne depuis sa création en 1985, est plus qu’urgente.

Par Christiane Féral-Schuhl*, avocate associée, cabinet Féral-Schuhl/Sainte-Marie

Deux requêtes en annulation dirigées contre les décisions n°14 et n°15 de la Commission pour la rémunération de la copie privée ont été rejetées par le Conseil d’Etat, le 19 novembre 2014 (1). Le fait n’est pas anodin car plusieurs décisions de cette Commission
« copie privée » avaient été précédemment annulées, fragilisant le mécanisme même de la redevance pour copie privée.

Taxe contestée depuis bientôt 30 ans
Rappelons que le dispositif de la copie privée a été instauré par la loi « Lang » de
1985. Il prévoit de rémunérer les auteurs, artistes et producteurs en prélevant une taxe sur les supports vierges qui permettent de stocker des oeuvres, en contrepartie de la liberté accordée au public de copier des oeuvres pour son usage personnel (2). C’est la Commission « copie privée » (3) qui est chargée de désigner les supports concernés. Pour chaque support, elle fixe un montant de rémunérations par palier de capacité nominale d’enregistrement, suivant des barèmes faisant l’objet de tableaux joints en annexe des décisions qu’elle publie (voir encadré page suivante).
Ces décisions ont souvent été contestées et certaines ont été annulées par le Conseil d’Etat qui a peu à peu défini des contraintes propres au mécanisme. Ainsi, l’annulation de la décision n°7 du 20 juillet 2006 a conduit à distinguer entre la copie privée et le téléchargement illégal. En effet, le Conseil d’Etat a admis que l’acte de téléchargement sans droit pouvant faire l’objet de poursuites judiciaires, il ne pouvait pas justifier un prélèvement au titre de la copie privée. C’est sur ce fondement qu’il a sanctionné la Commission « copie privée » qui « pour déterminer le taux de rémunération pour copie privée […] tient compte tant de la capacité d’enregistrement des supports que de leur usage, à des fins de copies privées licites ou illicites, sans rechercher, pour chaque support, la part respective des usages licites et illicites ». De même, l’annulation de la décision n°11 du 17 décembre 2008 a entériné l’exclusion du champ de la rémunération les supports acquis par les personnes morales à des fins professionnelles (4). Cette règle figure désormais dans la loi du 20 décembre 2011 qui précise que la rémunération pour copie privée n’est pas due pour les supports d’enregistrement acquis à des fins professionnelles dont les conditions d’utilisation ne permettent pas de présumer un usage à des fins de copie privée. La décision n°13 du 12 janvier 2011 a également été annulée pour avoir, en méconnaissance de l’article L. 311-8 du Code de la propriété intellectuelle, décidé « que l’ensemble des supports (…) serait soumis à la rémunération, sans prévoir d’exonération ou de droit au remboursement pour ceux
des supports acquis, notamment à des fins professionnelles », sans que rien dans
les conditions d’utilisation de ces supports ne permette de présumer leur usage à
des fins de copie privée (5).
C’est dans ce contexte d’annulations à répétition que sont intervenues les deux nouvelles requêtes en annulation des décisions n°14 et n°15. Plusieurs syndicats et grands industriels reprochaient à la décision n°14 de fixer le barème des tablettes tactiles numériques en reprenant celui de la décision n°13 précédemment annulée. L’argument n’a pas prospéré, le Conseil d’Etat considérant que l’annulation avait seulement sanctionné « les conditions d’établissement » du barème pour erreur de droit, sans se prononcer sur le niveau de la rémunération fixée.

Les décisions n°14 et n°15 validées
Quant à la décision n°15 qui fixait le barème des décodeurs- enregistreurs, un important fournisseur objectait que le décodeur-enregistreur qu’il proposait faisait l’objet de mesures techniques de protection restreignant les possibilités de copie privée et que cette circonstance devait être prise en compte. L’argument n’a pas non plus prospéré, le Haut conseil considérant cette fois que cette circonstance n’était pas de nature à les exclure de l’assiette de la redevance car les décodeurs- enregistreurs « n’interdis[aient] pas la réalisation de copies de sources licites mais seulement leur recopie ou leur transfert sur des supports tiers ». Par ailleurs, les demandeurs à l’annulation ont souligné la disparité entre le taux de la redevance français et celui appliqué par les autres pays européens, sans convaincre le Conseil d’Etat qui a considéré que « la seule circonstance que les rémunérations retenues diffèrent de certains taux pratiqués dans d’autres Etats membres de l’Union européenne » n’entachait pas la décision attaquée « d’erreur manifeste d’appréciation, dès lors qu’il n’est pas établi, ni même allégué, que la vente de ces matériels répondrait à des usages identiques d’un Etat membre à l’autre ni que les pratiques de rémunération des ayants droits seraient comparables ».

Une réforme s’impose quand même
On peut comprendre que l’annulation rétroactive des barèmes, si elle avait été prononcée, aurait nécessairement entraîné des conséquences graves. D’une part,
elle remettait en cause l’autorité d’une Commission « copie privée » systématiquement contestée. D’autre part, elle provoquait des demandes de remboursement sur des sommes déjà versées, notamment pour subventionner des événements culturels (6). L’annulation aurait entraîné le rétablissement de barèmes antérieurs, alors même que ceux-ci avaient été annulés par le Conseil d’Etat, l’arrêt des perceptions sur une part substantielle des supports d’enregistrement soumis à rémunération pour copie privée, etc.
Bien au contraire, en validant les nouveaux barèmes, le Conseil d’Etat permet le recouvrement de sommes d’autant plus importantes que certains fabricants ont refusé de payer la redevance, arguant de l’absence de validation des décisions de la Commission « copie privée ». Si dans certains cas, ils ont pu être condamnés à régler les sommes, celles-ci ont été placées sous séquestre par décision judiciaire en attendant la décision du Conseil d’Etat. Ce sont donc des dizaines et des dizaines de millions d’euros (7) qui devraient être débloqués dans la suite des arrêts du Conseil d’Etat. Pour autant, le climat de protestations exige une réforme d’autant plus urgente qu’il faut bien constater que la Commission « copie privée » ne cesse de subir, depuis sa création en 1985, des crises internes à répétition (8). Composée de deux collèges paritairement représentés (9) – douze membres pour les redevables de la rémunération (industriels et représentants des consommateurs) et douze membres pour les bénéficiaires de la rémunération (auteurs, artistes, producteurs) – mais aux intérêts radicalement opposés, les affrontements étant fréquents. Un décret du 19 juin 2009 (10) a bien tenté de modifier son fonctionnement, notamment en la plaçant sous la tutelle conjointe du ministère de la Culture et de la Communication, et du ministère chargé de l’Industrie, alors qu’elle n’était précédemment que sous la tutelle du premier. Ce décret a aussi prévu qu’après trois absences consécutives non justifiées les membres seront exclus. Mais les oppositions restent fortes, voire violentes, conduisant certains à refuser de siéger, à l’exemple des cinq membres industriels qui ont démissionné collectivement fin 2012 pour manifester contre les règles de gouvernance. Enfin, de nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer un taux de redevance très largement supérieur en France. Celle-ci aurait ainsi prélevé, pour 2013, le montant de 208 millions d’euros, soit 60 % du montant global de l’Union européenne. Quelques chiffres sont parlants : pour l’achat en France d’une clé USB de 128 Go, la somme perçue est de 12,8 euros contre 1,35 euro en Belgique ; ou encore, pour l’achat en France d’un disque dur de 1 To, la somme prélevée est de 20 euros contre 1 euro aux Pays-Bas. Il faudra donc bien envisager rapidement de remédier à cette situation… @

* Christiane Féral-Schuhl, ancien bâtonnier du
Barreau de Paris. Elle est co-présidente de la
Commission de réflexion sur le droit et les libertés à
l’âge du numérique, à l’Assemblée nationale.

FOCUS

Presque tous les supports de stockage taxés, sauf… l’ordinateur
Ce sont d’abord les supports analogiques amovibles (cassettes vidéo et audio) qui
ont été assujettis à la redevance pour copie privée (décision du 30 juin 1986), puis
ce sont les supports numériques vierges (tels que Minidisc, CD-R, RW audio ou DVD enregistrable) qui ont été concernés (décision du 4 janvier 2001). Visant sans distinction la copie à des fins de stockage et la copie privée, le montant de la redevance s’applique dans ces conditions de manière obligatoire et forfaitaire à tout support numérique acheté, même si celui-ci n’a pas pour finalité la réalisation de copies privées d’œuvres.
Cette mesure a ensuite été étendue aux disques durs intégrés à des appareils d’enregistrement numérique (baladeurs, disques durs d’ordinateurs, etc.), puis à de nombreux autres supports numériques, au fil des décisions rendues par la commission : mémoires et disques durs intégrés à un baladeur ou à un appareil de salon et aux DVD enregistrables (décision n°7 du 20 juillet 2006), clés USB, disques durs externes et cartes mémoire (décision no 8 du 9 juillet 2007), supports de stockage externes à disque dits « multimédia » disposant d’une ou plusieurs sorties audio et/ou vidéo permettant la restitution d’images animées et/ou du son, sans nécessiter l’emploi à cet effet d’un micro-ordinateur, ainsi qu’aux supports de stockage externes à disque dits
« multimédia » comportant en outre une ou plusieurs entrées audio et/ou vidéo permettant d’enregistrer des images animées et/ou du son sans nécessiter l’emploi à cet effet d’un microordinateur (décision n°9 du 11 décembre 2007), téléphones mobiles multimédia, c’est-à-dire les smartphones qui permettent d’écouter des phonogrammes ou de visionner des vidéogrammes (décision no 10 du 27 février 2008 qui prévoit une taxe « iPhone »), tablettes tactiles multimédias avec fonction baladeur (décision n°14 du 9 février 2012) ou encore les décodeurs-enregistreurs (décision n°15 du 14 décembre 2012). @