Allostreaming : la CJUE décrochera-t-elle la question préjudicielle de Yahoo! ?

Yahoo! a bien présenté fin mai une question préjudicielle au juge, à qui revient
la décision de la transmettre ou non à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Les moteurs de recherche sont-ils des « intermédiaires » ? La question tarde à trouver une réponse en France.

Par Etienne Drouard (photo), avocat associé, cabinet K&L Gates et Bénédicte Boubée, juriste

En novembre 2011, trois syndicats français du cinéma – APC (1), FNDF (2) et SEVN (3) – ont assigné les principaux fournisseurs d’accès à Internet (FAI) et moteurs de recherche afin d’obtenir
le blocage et le déréférencement des sites web Allostreaming, accusés de piratage. Les moteurs de recherche ont, à l’instar
de Google, d’ores et déjà déréférencé l’ensemble des sites Allostreaming. Toutefois, l’automatisation du déréférencement sans nouveau recours au juge, grâce à un outil – logiciel de l’Alpa et de TMG (4) – qui éviterait l’apparition de sites miroirs, suscite, quant
à elle, des débats.

Audience de plaidoirie le 4 juillet
Le 25 avril dernier, le magistrat instructeur a reporté au 4 juillet prochain l’audience de plaidoirie pour l’objet du référé et a donné à Yahoo! jusqu’au 23 mai pour lui soumettre
une question préjudicielle portant sur la transposition de la directive européenne DADVSI (5) en droit français. Les autres moteurs de recherche et les FAI ne se sont pas joints à Yahoo! sur une telle demande.
Lors de la dernière audience en mai dernier, Yahoo! a présenté cette question préjudicielle au juge, à qui revient la décision de la transmettre ou non à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Cette transmission décalerait d’autant la solution à venir sur le fond du dossier français. A l’heure où nous écrivons ces lignes, le délibéré n’a pas été rendu. Selon Yahoo!, la transposition par la loi du 12 juin 2009 (6) dite Hadopi 1 de la directive DADVSI serait trop étendue. En effet, la rédaction de l’article 336-2 du code de propriété intellectuelle a constitué une transposition très libre de cette directive. Elle permet de demander au juge d’ordonner, en présence d’une atteinte aux droits d’auteurs ou droits voisins, « toutes mesures propres à prévenir ou à faire cesser une telle atteinte à un droit d’auteurs ou un droit voisin, à l’encontre de toute personne susceptible de contribuer à y remédier », lorsqu’à l’origine la directive ne visait que les seuls « intermédiaires ». Ainsi,
la question préjudicielle posée est double : elle porte sur, d’une part, l’étendue de la transposition en droit français de la directive DADVSI et, d’autre part, la qualification ou non d’un moteur de recherches comme « intermédiaire » au sens de l’article 8.3 de cette même directive.
Pour Yahoo!, les moteurs de recherche ne constituent pas des intermédiaires au sens
de la directive européenne dans la mesure où ils sont neutres quant aux contenus qu’ils indexent : ils ne créent, ni ne transmettent aucune oeuvre. En outre, les résultats d’une recherche sont le fruit des interrogations formulées par les internautes. L’OCDE, pour sa part, estime que « les intermédiaires de l’Internet mettent en contact des tierces parties
ou facilitent des transactions entre elles sur Internet. Ils rendent accessibles, hébergent, transmettent et indexent sur Internet des contenus, produits et services provenant de tierces parties ou fournissent à des tiers des services reposant sur Internet » (7).
Se rangeant à cette définition des « intermédiaires », le rapport Lescure remis le 13 mai sur « l’exception culturelle acte II » met en avant le fait que la coopération de ces
« intermédiaires » permettrait de « contourner la difficulté d’appréhender directement
les responsables de la contrefaçon en ligne ».

Empêcher une « autorégulation privée »
Ainsi, à en suivre ce rapport, l’initiation d’une « action en cessation », fondée sur l’article 336-2 du code de la propriété intellectuelle (CPI) à l’encontre de ces intermédiaires apparaît comme une procédure d’opportunité qui permet d’aboutir au déréférencement des sites contrefacteurs par les moteurs de recherche, faute de pouvoir identifier les éditeurs de ces sites.
Il s’agit de faire cesser l’infraction, à tout le moins de rendre impossible l’accès à ces
sites par les internautes, à défaut de pouvoir directement poursuivre et sanctionner leurs éditeurs. Solution séduisante sachant que ces derniers sont difficilement identifiables et
se trouvent généralement dans des pays étrangers.

Toute automatisation inconstitutionnelle
Le rapport Lescure s’est rendu compte des limitations inhérentes à ses premières constatations et reconnaît qu’« il convient d’empêcher le développement d’une autorégulation purement privée, organisée sur la base d’une coopération entre ayants
droit et intermédiaires, qui pourrait provoquer des dérives de nature à mettre en danger
les libertés publiques ». Cette analyse est conforme à une réserve émise par le Conseil constitutionnel dans une décision du 10 juin 2009 (8) sur la loi Hadopi 1. En effet, les juges suprêmes ont considéré « qu’il appartiendra à la juridiction saisie de ne prononcer que les mesures strictement nécessaires à la préservation des droits en cause ». A la lecture de cette décision, il apparaît que le recours au juge est donc nécessaire pour que ce dernier se prononce sur la proportionnalité des mesures requises, mais également sur la mise à jour des services à déréférencer.
Toute automatisation du déréférencement paraîtrait par conséquent inconstitutionnelle, trop intrusive et constituerait un frein à la liberté fondamentale que constitue le droit pour tout un chacun d’accéder librement à Internet. L’automatisation soulève deux catégories d’interrogations :
• La première est celle du respect du principe du contradictoire. Il ne serait pas équitable, au regard des principes du droit processuel, que la décision de déréférencer un service litigieux se décide entre des plaignants et un juge, y compris en présence des acteurs
du référencement chargés d’exécuter une décision de déréférencement. La présence du contrevenant peut être difficile à rechercher, mais il est impératif d’avoir tenté de l’informer de l’existence du débat portant sur sa visibilité sur l’Internet français.
La procédure de « notice and take down » issue de la loi LCEN (9) n’est, certes, pas toujours applicable. Il n’en demeure pas moins que le déréférencement d’un service est une mesure « faisant grief » et ouvrant des droits au justiciable déréférencé, même s’il
est hébergé à l’étranger.
• La deuxième est celle de la révision dans le temps des services à déréférencer. Qu’il s’agisse de l’intérêt des victimes d’infractions à un droit de propriété intellectuelle, ou des complices, volontaires ou involontaires, la pertinence dans le temps des listes de services à bannir de l’Internet français soulève question.
On l’a vu en matière de lutte contre la pédopornographie, il est essentiel de réviser régulièrement les « listes noires » de sites à déréférencer. Mais la création par un juge d’une liste noire n’ouvre pas le droit à des acteurs privés, y compris ceux qui représentent des victimes, de la faire évoluer. En auraient-elles les moyens, elles n’en ont pas le droit dans un Etat de droit.
Le débat soulevé par Yahoo! se confrontera nécessairement aux résultats de la consultation publique initié par la Commission européenne le 30 novembre 2012 sur les
« procédures civiles visant à faire respecter les droits de propriété intellectuelle (efficacité des procédures, accessibilité des mesures) », et dont les résultats n’ont à ce jour pas encore été rendus publics. En France, le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) s’est, lui aussi, penché sur la question du référencement en février 2012. Son rapport initialement prévu pour juillet 2012, devrait finalement être remis d’ici l’automne 2013.
A l’issue de ces réflexions françaises et européennes, qui tardent à venir, les
« intermédiaires » pourraient bientôt compter les moteurs de recherche aux abonnés absents. Il ne serait pas surprenant que le juge de première instance reste aveugle,
à ce stade, à la mauvaise écriture de la loi française.

Corriger le droit français ?
Le juge pourra se réfugier derrière son obligation de juger en droit français, alors même que la question préjudicielle, dont il est saisi, a vocation à corriger la portée aléatoire de l’article 336-2 du CPI. Il pourra donc juger vite, quitte à juger mal. Il pourra aussi juger seul, quitte à être contredit demain. Il pourra, goguenard, renvoyer le législateur à ses propres erreurs, pour satisfaire le justiciable, faute d’inscrire son action dans une oeuvre de stabilité juridique.
Mais, ne désespérons pas. Le juge pourrait aussi accepter que cette question préjudicielle soit retenue. Paradoxalement, en retardant l’issue d’un procès, on pourrait alors faire gagner du temps au droit français. @