La convergence sur un marché oligopolistique : un nouveau défi pour la régulation

Le marché des communications électroniques présente une certaine maturité
de la concurrence, mais celle-ci est fragilisée par la concentration du secteur et
le développement des offres multiservices. Au risque de porter atteinte à la fluidité du marché, malgré l’arrivée de Free.

Par Katia Duhamel, avocat, cabinet Bird & Bird

Quinze ans après la libéralisation totale du secteur, le marché français des télécoms est passé d’une situation de monopole
à celle d’un oligopole avec les effets pervers attachés à ce type de situation. Et ce, notamment parce que les entreprises concernées préfèrent, en général, y conserver leur part de marché respective – c’est-à-dire leur aire d’influence, voire leur rente de situation – et par voie de conséquence leurs profits, plutôt que de se lancer dans une politique d’innovation ou de conquête fondée sur les prix.

Du monopole à l’oligopole
Dans l’intervalle, nous avons assisté à une courte récréation pendant laquelle le marché s’est atomisé autour d’un plus grand nombre d’acteurs aujourd’hui disparus, soit parce qu’ils n’ont pas survécu, soit parce qu’ils ont été absorbés par les opérateurs les plus solides dans le mouvement de consolidation observé depuis le milieu des années 2000 (1). Cette tendance a été accentuée par le choix de régulation retenu en Europe, et en particulier en France. A savoir : ne pas séparer le réseau et les services des opérateurs historiques et privilégier la concurrence par les infrastructures. La réglementation
s’est donc concentrée sur les conditions de l’accès des opérateurs tiers aux réseaux historiques, tout en incitant à investir dans les infrastructures. En conséquence,
atteindre une taille critique au niveau local est devenu obligatoire afin d’effectuer les investissements requis dans le déploiement de nouveaux réseaux, en particulier en fibre optique, et acquérir des contenus attractifs. Cette politique a eu un relatif succès dans le fixe avec le dégroupage et elle a totalement échoué dans le mobile avec les MVNO (2). Enfin, elle a abouti a un effet prévisible : la consolidation du secteur sous forme d’un oligopole composé d’Orange, SFR et Bouygues qui, jusqu’à l’arrivé de Free, contrôlait plus de 90 % du marché mobile (3).
Les progrès de la technologie et le succès de la téléphonie mobile ont facilité l’entrée des opérateurs télécoms sur d’autres marchés que leur marché initial. La diversification de ces opérateurs sur des marchés connexes (4) conduit à un modèle de plus en plus répandu, celui d’« opérateur universel » qui est présent à la fois sur le marché fixe (téléphone, accès à Internet, distribution audiovisuel en IPTV (5)) et sur le marché mobile (téléphone, accès à Internet, services multimédias). Or, il est clair que cette évolution pourrait conduire soit à des distorsions de concurrence, soit a minima au verrouillage
de nombreux consommateurs découragés de changer d’opérateur au regard des coûts élevés qu’ils auraient à subir, en termes de pertes d’avantages, voire de pénalités dans l’hypothèse d’un tel changement.
Il n’est pas non plus inutile de souligner qu’aux pratiques de couplage commercial
(offres multiservices de type triple play ou quadruple play) et technique (femtocell,
cloud computing), les opérateurs peuvent ajouter des offres générant des « effets de
club » (offre on-net comme l’illimité au sein du réseau) et renforcer leur politique de fidélisation, pratiques venant elles aussi compromettre la fluidité du marché. L’Autorité
de la concurrence ne s’y est pas trompée lorsqu’elle a décidé, de sa propre initiative,
de rendre un avis en 2010 sur la question de l’utilisation croisée de bases de clientèle (dites de « cross selling ») et plus spécifiquement sur les effets possibles de ce type
de pratiques (6).

Vers l’opérateur universel
Ainsi, dans cet avis, le gendarme de la concurrence note que si « de façon générale, l’utilisation croisée des bases de clientèle et les offres de couplage sont bénéfiques pour les consommateurs (…), elles peuvent cependant produire des effets anticoncurrentiels lorsqu’elles sont utilisées par une entreprise en position dominante, agissant par effet de levier pour évincer ses concurrents ».
S’attachant plus particulièrement au cas d’Orange, en position dominante sur le marché du fixe, les sages de la rue de l’Echelle listent donc les inconvénients de la mise sur le marché d’offres de convergence – du moins précise-t-elle « tant que la situation restera bloquée sur le marché mobile » – et les risques d’accroître encore les coûts de changement d’opérateur pour le consommateur.
Il en va ainsi : des durées longues d’engagement et l’augmentation des services à
valeur ajoutée proposés (applications, téléchargements audio, vidéo ou de jeux, espace de stockage, …) sur le marché mobile ; de la crainte de voir l’accès Internet interrompu
à cause du délai de raccordement par le nouvel opérateur sur le marché de l’accès à Internet haut débit ; de la subsistance de difficultés s’agissant de la portabilité des numéros de téléphone de manière plus générale.

Convergence et verrouillage
L’Autorité de la concurrence relève également le risque de voir les offres de convergence verrouiller, non plus uniquement des clients, mais surtout des foyers compte tenu des avantages techniques ou tarifaires attachés aux nouvelles offres, lesquelles incitent les membres d’une même famille à migrer vers le même opérateur pour tous leurs besoins. D’où un « effet club » qui avantage les opérateurs disposant des meilleures parts de marché.
C’est du reste au terme de ce raisonnement que l’Autorité de la concurrence préconisait, dans le même avis, que Free bénéficie « rapidement d’une prestation d’itinérance sur l’un des réseaux en place, non seulement pour la 2G mais aussi pour la 3G », afin d’être en mesure de se battre à armes égales avec des opérateurs proposant au consommateur des offres « tout-en-un », dès son entrée sur le marché. Pour l’instant, l’histoire semble
lui avoir donné raison.
En pratique, c’est surtout du coté du droit de la consommation que l’Autorité de la concurrence voit des moyens d’améliorer la fluidité des marchés et de prévenir les risques de verrouillage.
C’est ainsi que dans le même avis de 2010, elle préconisait notamment la réduction
des durées d’engagements, la vigilance sur les conditions de réengagement des clients souscrivant à une offre de couplage et la synchronisation du terme des abonnements
aux services haut débit et mobile.
D’autres mesures plus techniques y étaient suggérées : « La standardisation de certaines fonctionnalités pour en assurer l’interopérabilité, ainsi que la portabilité des services convergents actuels et futurs (numéro unique ou applications distantes par exemple)
à destination des consommateurs qui détiennent des abonnements multiples auprès d’un même fournisseur et souhaitent en changer » (7). Presque deux ans après la publication de l’avis de l’Autorité de la concurrence, il semble que Free soit l’opérateur le plus respectueux de ces recommandations en matière commerciale (8). Et que son entrée fracassante sur le marché bouscule l’oligopole, mais jusqu’à quand et avec quel résultat
à terme sur la structure du marché ? Plusieurs scénarios viennent à l’esprit en attendant que l’avenir nous en dise plus :
• 1er scénario. La répartition des parts de marché entre opérateurs reste déséquilibrée (9). Free recrute ses clients auprès des trois opérateurs existants en proportion de leur parc respectif. L’écart de taille entre les opérateurs du marché reste significatif et Free parvient à se classer 3e ou 4e selon ses performances, avec un revenu par client inférieur mais des coûts qui le sont aussi. La situation n’est pas sensiblement différente
de celle d’aujourd’hui, mais elle est plus acceptable politiquement pour les autorités de
la concurrence.
• 2e scénario. La répartition des parts de marché entre opérateurs est modifiée selon deux variantes. Soit Free prend proportionnellement plus de clients aux plus gros opérateurs. Du point de vue de la concurrence, ce serait la situation quasi idéale
dans laquelle les écarts de parts de marché, en se réduisant, cessent de peser significativement sur la situation des opérateurs au regard de leurs coûts fixes, le tout dans un marché où les prix ont très fortement baissé. La concurrence sur les mérites fonctionne totalement. Soit Free trouve ses clients dans une proportion plus importante auprès du plus petit des trois opérateurs historiques et dans la proportion la plus faible auprès du plus gros qui, de surcroît, bénéficie de l’avantage supplémentaire de percevoir les revenus de l’itinérance accordée à Free. En réalité, on revient ici au scénario précédent dans une version plus contrastée, voire plus dangereuse pour celui qui
restera le plus petit des quatre opérateurs.

Free : un coup d’épée dans l’eau ?
Conclusion : A moins d’un rééquilibrage des parts de marché entre les trois principaux opérateurs, l’arrivée de Free ne changera probablement pas fortement le principe de l’oligopole et ses effets pervers, même si elle peut en faire évoluer les apparences.
Or un tel rééquilibrage ne se fera pas « tout seul », et il reste encore à imaginer des actions pour y « pousser » le marché. @