Statut de Dailymotion : pourquoi la Cour de cassation change son fusil d’épaule

En confirmant le 17 février 2011 le statut d’hébergeur à Dailymotion, la Cour de cassation procède à un revirement de jurisprudence par rapport à sa seule autre décision en la matière, l’arrêt « Tiscali » du 14 janvier 2010. Sans préjuger des décisions à venir.

Par Christophe Clarenc et Mahasti Razavi, associés, et Anne-Laure Falkman, counsel, August & Debouzy.

La Cour de cassation a eu peu de fois l’occasion de se prononcer sur la problématique de la qualification juridique
des intermédiaires du Web 2.0. Elle vient de le faire par
arrêt en date du 17 février 2011, dans l’une des nombreuses affaires de Dailymotion. Elle a ainsi confirmé l’arrêt rendu
par la Cour d’appel de Paris, le 6 mai 2009 (1), aux termes duquel le statut de simple hébergeur était reconnu à Dailymotion, par opposition à celui d’éditeur, et, en conséquence, sa responsabilité écartée pour l’accessibilité du film « Joyeux Noël », via ses services.

Après cinq ans d’incertitude juridique
En effet, la qualification d’hébergeur ou d’éditeur est loin d’être neutre pour les acteurs
du Net dans la mesure où – au titre de la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) du 21 juin 2004 – les éditeurs de sites Internet sont pleinement responsables des contenus qu’ils publient. Les hébergeurs, eux, ne sont pas soumis
à une obligation générale de surveillance des informations qu’ils transmettent ou stockent, et leur responsabilité ne peut être engagée que s’ils n’ont pas promptement retiré ou rendu impossible l’accès à des contenus dont le caractère illicite leur a été notifié (2). Si l’arrêt du 17 février 2011 se place dans la continuité des récentes décisions rendues par les juges du fond au sujet des platesformes de partage (3),
elle n’en est pas moins intéressante. Elle constitue un revirement de jurisprudence de
la Cour de cassation quant à l’un des critères développés par les titulaires de droits sur les contenus pour demander la qualification de ces plates-formes de partage en tant qu’éditeur.
Au cours des cinq dernières années, les titulaires de droits portant sur des œuvres rendues disponibles sur des plates-formes de partage ont développé une série d’arguments cherchant à démontrer que lesdites plates-formes ne peuvent être considérées comme de simples intermédiaires de stockage de données, et ne doivent donc pas bénéficier de la protection associée à ce statut. Au titre de la LCEN, un hébergeur est une personne physique ou morale qui assure « même à titre gratuit,
pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne,
le stockage de signaux, d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services » (4). Arguant du caractère « technique »
de cette définition, les titulaires de droit ont fait valoir que les critères suivants devraient chacun suffir aux tribunaux pour considérer que les plates-formes de partage sont, en réalité, des éditeurs :
• L’organisation des contenus par la plate-forme de partage : le fait d’offrir une architecture et les moyens techniques permettant une classification des contenus serait de nature à faire échec à la qualification d’hébergeur dans la mesure où la plate-forme
ne se borne pas à stocker des données « brutes », mais offre un cadre permettant d’organiser ces données (5) ;
• Le ré-encodage et le formatage des vidéos : le fait d’agir sur les contenus, quand bien même cette action est purement technique, serait contraire à la définition de l’hébergeur rappelée ci-dessus en ce qu’elle vise un seul acte technique, le stockage (6) ;
• L’imposition d’une taille limite aux fichiers : le fait de refuser des contenus excédant un certain poids constituerait une sélection de contenus. Or, la sélection
de contenus est propre au statut d’éditeur (7) ;
• L’acceptation de conditions générales d’utilisation par les internautes : le fait d’imposer aux utilisateurs des règles et de leur interdire la mise en ligne de certains contenus constituerait, une fois encore, un mécanisme de sélection de contenus propre au statut d’éditeur (8) ;
• L’exploitation commerciale du site : le fait de tirer profit de la diffusion des contenus stockés par leurs services par le biais de la commercialisation d’espaces publicitaires devrait empêcher les plates-formes de partage de bénéficier du statut d’hébergeur, car
le produit ainsi dégagé est directement corrélé à l’audience du site (9).

La publicité ne fait pas l’éditeur
L’arrêt de la Cour de cassation confirme l’état actuel de la jurisprudence et rejette
la pertinence de la plupart de ces critères. Ainsi, elle considère que la Cour d’appel a fait une juste application du statut d’hébergeur à Dailymotion en relevant que « le ré-encodage de nature à assurer la compatibilité de la vidéo à l’interface de visualisation, de même que le formatage destiné à optimiser la capacité d’intégration du serveur en imposant une limite à la taille des fichiers postés, sont des opérations techniques qui participent de l’essence du prestataire d’hébergement et qui n’induisent en rien une sélection par ce dernier des contenus mis en ligne ». Et d’ajouter que « la mise en place de cadres de présentation et la mise à disposition d’outils de classification des contenus sont justifiés par la seule nécessité, encore en cohérence avec la fonction
de prestataire technique, de rationaliser l’organisation du service et d’en faciliter l’accès à l’utilisateur, sans pour autant lui commander un quelconque choix quant au contenu qu’il entend mettre en ligne ».

Les règles du jeu sont plus claires
C’est sur le dernier critère – l’exploitation commerciale du site par le biais d’espaces publicitaires – que la Cour de cassation procède à un revirement de jurisprudence.
En effet, aux termes de sa décision du 14 janvier 2010 rendue dans l’affaire Tiscali (10) la Cour de cassation considérait « que la société Tiscali média a offert à l’internaute de créer ses pages personnelles à partir de son site et proposé aux annonceurs de mettre en place, directement sur ces pages, des espaces publicitaires payants dont elle assurait la gestion ; que par ces seules constatations souveraines faisant ressortir que les services fournis excédaient les simples fonctions techniques de stockage (…) de sorte que ladite société ne pouvait invoquer le bénéfice [de ce statut], la décision de la Cour d’appel est légalement justifiée ». Or, entre la décision confirmée par cet arrêt (11) et l’arrêt du 17 février 2011, de nombreuses décisions rendues par les juges du fond ont, au contraire, retenu que la présence d’espaces publicitaires et partant, l’exploitation commerciale du site de partage, étaient inopérants dans la qualification du site en tant qu’hébergeur (12). La jurisprudence s’était d’ailleurs stabilisée autour de ce principe. Seule ombre au tableau : la décision de la Cour de cassation dans l’affaire Tiscali, qui continuait à faire planer le risque de requalification sur le fondement d’une exploitation commerciale de la plate-forme de partage.
L’arrêt du 17 février 2011 opère un revirement de jurisprudence de la Cour de cassation sur ce point. Cette dernière considère, en effet, que « l’exploitation du site par la commercialisation d’espaces publicitaires n’induit pas une capacité d’action du service
sur les contenus mis en ligne » et, donc, ne permet pas de conclure à la qualité d’éditeur de Dailymotion.
Désormais, les règles du jeu sont claires : l’organisation du site, les contraintes techniques de ce dernier et son exploitation commerciale par le biais d’espaces publicitaires sont insuffisants pour obtenir la requalification d’un site de partage de contenus en tant qu’éditeur. Seule la qualité d’hébergeur peut leur être appliquée :
sa responsabilité se voit ainsi dégagée sous réserve, bien entendu, qu’ayant été notifié de la présence de contenus litigieux, il en ait promptement retiré ou rendu impossible l’accès. A cet égard, la Cour de cassation apporte des réponses aux débats qui avaient eu lieu devant les juridictions du fond sur les formes que doit revêtir la notification.
En outre, la Cour de cassation se prononce pour la première fois sur la forme que doit revêtir la notification requise par la LCEN, pour valablement requérir le retrait de contenus litigieux. L’article 6-I-5 de la LCEN dispose que la connaissance des faits litigieux est présumée acquise lorsque l’hébergeur est notifié d’un certain nombre d’éléments (voir encadré). En l’espèce, les titulaires de droits sur les œuvres rendues disponibles sur le site de Dailymotion arguaient qu’aucune disposition n’impose de porter les faits incriminés à la connaissance de l’hébergeur dans les formes de cet article. La Cour de cassation considère, au contraire, que « la notification délivrée au visa de la loi du 21 juin 2004 doit comporter l’ensemble des mentions prescrites par ce texte ».

Mais quid des réseaux sociaux ?
Ainsi, le débat est clos : la responsabilité de l’hébergeur ne pourra être retenue que si l’hébergeur n’a pas retiré promptement les contenus litigieux, alors que toutes les informations listées à l’article 6-I-5 de la LCEN ont été portées à sa connaissance.
Si le statut d’hébergeur semble désormais acquis pour les plates-formes de partage,
la question reste ouverte pour les réseaux sociaux. Il sera donc intéressant de suivre
les prochaines décisions de la Cour de Cassation en la matière. @

ZOOM

Les indications pour qu’un hébergeur supprime un contenu web
Date de la notification ; nom, prénoms, profession, domicile, nationalité, date et lieu
de naissance (pour une personne physique), forme, dénomination, siège social organe qui la représente légalement (pour une personne morale), description des faits litigieux et leur localisation précise ; motifs pour lesquels le contenu doit être retiré, comprenant la mention des dispositions légales et des justifications de faits; copie de la correspondance adressée à l’auteur ou à l’éditeur des informations ou activités litigieuses demandant leur interruption, leur retrait ou leur modification, ou la justification de ce que l’auteur ou l’éditeur n’a pu être contacté. @