Les exclusivités de Canal+ sur la fibre et la catch up TV restent dans le collimateur

Après trois ans d’instruction, l’Autorité de la concurrence a rendu, le 16 novembre 2010, sa décision de poursuivre l’instruction sur des exclusivités pratiquées par le groupe Canal Plus sur le marché de la télévision payante où
il est en position dominante.

Par Katia Duhamel, avocat, cabinet Bird & Bird

Aucune décision définitive, a fortiori, de sanction n’est prononcée à l’encontre de Canal Plus. Cette décision
d’« étape » permet cependant à l’Autorité de la concurrence, d’une part, de poursuivre ses investigations sur les pratiques
de Canal en matière de distribution de programmes sur la
fibre optique et de télévision de rattrapage, et, d’autre part,
de préciser le champ de l’instruction notamment en écartant les accords signés avec TF1 et M6 qui avaient été validées dans le cadre de l’opération de concentration Canal Plus/TPS autorisée le 30 août 2006 par le ministre de l’Economie (1).

Trois types d’exclusivité contestés
A l’origine de cette longue affaire, l’Autorité de la concurrence (à l’époque Conseil de
la concurrence) avait été saisie en 2007 par les sociétés Groupe AB et RTL 9 (qui se
sont ensuite désistées). Parallèlement, le Conseil de la concurrence s’est autosaisi au début de l’année 2008 puis a reçu en novembre de la même année une plainte de la
part de la société France Télécom. L’ensemble de ces saisines ont été jointes dans
un même dossier.
Trois types d’exclusivité dont bénéficie le Groupe Canal Plus pour la distribution des chaînes de télévision payante sont contestés :
• Celles concernant la distribution des chaînes « propriétaires » de Canal Plus, c’est-à-dire les chaînes éditées par Canal Plus elle-même (à l’exception des dix chaînes mises
à disposition des tiers à l’occasion des opérations de concentration entre TPS et Vivendi Universal en 2006 puis entre SFR et Neuf Cegetel en 2008).
• Celles qui concernent la distribution des chaînes liées, c’est-à-dire des chaînes éditées par les entreprises qui étaient à l’époque actionnaires minoritaires de Canal Plus France (TF1, Métropole Télévision et Lagardère), négociées dans le cadre de l’opération de concentration entre TPS et Vivendi Universal ;
• Celles qui concernent la distribution des chaînes indépendantes, soit une trentaine
de chaînes de télévision payante parmi les plus attractives éditées par des acteurs indépendants du groupe Canal (notamment des chaînes éditées par Universal,
Disney, Fox, Turner, ainsi que la majorité des chaînes musicales du groupe MTV).
Au-delà du caractère anticoncurrentiel en soi de chacune de ces exclusivités, France Télécom a également dénoncé leur effet cumulatif comme constituant une stratégie globale de Canal Plus pour verrouiller le marché de la télévision payante en empêchant les distributeurs concurrents – et notamment les opérateurs de télécommunications – d’accéder au marché de gros des chaînes et de commercialiser des offres de télévision, afin de faire des offres aussi attractives que les bouquets du groupe Canal Plus.
Si la décision du 16 novembre dernier de l’Autorité déçoit par son caractère dilatoire,
elle a cependant le mérite de poser une question de droit intéressante, celle de l’articulation entre le droit des concentrations et celui des pratiques anticoncurrentielles avant la réforme de l’Autorité de la concurrence (2). En effet, pour les affaires plus récentes, la question a perdu de son acuité depuis que les sages de la rue de l’Echelle sont à la fois compétents pour autoriser les opérations de concentration (compétence précédemment dévolue au ministre de l’Economie) et pour se prononcer sur les pratiques anticoncurrentielles.

Pratiques anticoncurrentielles ?
Dans le précédent cadre, le ministre de l’Economie – qui a validé la concentration TF1/Canal Plus et ensuite la fusion de SFR et de Neuf Télécom – ne pouvait pas examiner d’éventuelles restrictions de concurrence liées à l’opération de concentration.
A contrario, en se fondant sur ses nouvelles compétences et sur les lignes directrices (3), lesquelles prévoient un examen des restrictions accessoires notifiées à l’occasion
d’une opération de concentration, l’Autorité de la concurrence peut analyser ensemble
les opérations de concentration et les éventuelles pratiques anticoncurrentielles issues d’autres accords, qui ne font pas partie intégrante de la concentration. Si ces accords comportent des restrictions accessoires (4), celles-ci sont automatiquement couvertes par la décision d’autoriser la concentration dans la mesure où elles sont directement liées et nécessaires à la réalisation de l’opération. En revanche, dans le cas où les restrictions de concurrence excèderaient ce qui est directement lié et nécessaire à la viabilité de l’opération de concentration, le gendarme de la concurrence peut se saisir d’office sur le fondement de pratiques anticoncurrentielles (5). Quoi qu’il en soit aujourd’hui, dans l’affaire des exclusivités de Canal Plus, il n’a pu que se placer sur le terrain de la sécurité juridique pour considérer que les exclusivités négociées dans le cadre des protocoles d’accord avec TF1 et Lagardère (6) créaient des droits acquis interdisant leur réexamen ultérieur.

Ce faisant, l’Autorité de la concurrence a restreint le champ de son examen aux exclusivités :
• concernant les chaînes propriétaires de Canal Plus, dénoncées par France Télécom ;
• faisant partie des accords de distribution signés entre Canal Plus et ses actionnaires minoritaires (les chaînes thématiques de TF1, Métropole Télévision et Lagardère), postérieurement à la concentration et qui n’ont donc pas été notifiées au ministre de l’Economie. Ces accords ont pour objet d’étendre lesdites exclusivités à la distribution
des programmes concernés sur fibre optique et au sein de services de télévision de rattrapage. Ils octroient également à Canal Plus un droit de premier regard sur tout nouveau support de diffusion envisagé par TF1 et Lagardère, et sur tout nouveau
service envisagé par TF1 ;
• les clauses d’exclusivité conclues par Canal Plus avec les éditeurs de chaînes indépendants.

TV payante : risque de verrouillage
Si l’Autorité de la concurrence a également rejeté la plainte d’AB sur les pratiques commerciales de Canal Plus et écarté une partie des plaintes déposées par France Télécom sur d’éventuelles pratiques de dénigrement ainsi que les pratiques de couplage entre Canal Plus et CanalSat, elle a prévu néanmoins de prolonger l’instruction pour vérifier si le cumul de ces exclusivités n’aboutissait pas à un
« verrouillage du marché » par Canal Plus.
Les sages de la rue de l’Echelle ont donc estimé qu’ils se devaient d’examiner de façon plus approfondie l’extension des clauses d’exclusivité avec TF1, M6 et Lagardère à la distribution via un réseau de fibre optique ou dans le cadre de programmes destinés à
la télévision de rattrapage.
Ils vont également approfondir leur examen des exclusivités de commercialisation dont bénéficie Canal Plus sur les chaînes qu’elle édite elle-même (Planète, TPS Star, etc.) ou sur celles déployées par les éditeurs indépendants (Disney Channel, TCM, Fox Kids, MTV etc.).

« Grande victoire » pour Canal ?
Sur ces questions, l’Autorité de la concurrence a confirmé l’existence d’une position dominante de Canal Plus sur le marché aval des services linéaires de télévision payante et a considéré qu’elle n’était pas en possession de toutes les informations nécessaires pour motiver un complément d’instruction avant de rendre sa décision définitive. Il est sans doute probable qu’elle souhaite aussi se donner du temps pour prendre en compte les dernières évolutions du marché, notamment sur les nouveaux modes de distribution que constituent les offres des opérateurs de télécoms sur la fibre optique ou la télévision de rattrapage. Pour mémoire, l’instruction de l’affaire dans laquelle l’Autorité a débouté l’Aforst (7) de sa plainte concernant les exclusivités réservées à France Télécom par France télévisions sur ses programmes pour leur diffusion en télévision de rattrapage (8), témoigne de la difficulté de l’Autorité à apprécier de la dominance d’un opérateur sur des marchés, et donc des usages, émergents. Après le rapport Hagelsteen publié le 11 janvier 2010 et l’avis rendu par l’Autorité de la concurrence du 7 juillet 2009, il semble donc que le feuilleton sur l’appréciation du caractère anticoncurrentiel des clauses d’exclusivité en matière
de distribution de contenus, notamment sur les réseaux de télécommunications, se poursuive sans offrir de solution. Et ce, probablement, pour de nombreux mois encore.
L’avantage d’une décision qui n’en est pas vraiment une, c’est sans doute de donner satisfaction à toutes les parties concernées. Ainsi, il faut noter les déclarations triomphalistes du groupe Canal Plus selon lequel « c’est une grande victoire car la décision clôture toute une série de procédures dont le but était de démontrer des
abus de position dominante de Canal Plus que l’Autorité [de la concurrence] n’a pas constatés » (9), De l’autre côté, France Télécom a considéré que la décision de l’Autorité de la concurrence pourrait préfigurer « une ouverture du marché de la télévision payante à des distributeurs alternatifs ». L’avenir dira qui avait raison. @