Editeurs ou hébergeurs ? Controverses autour de la qualification des sites de partage

YouTube, Dailymotion, Facebook,… Quel est leur statut ? Ont-ils une responsabilité limitée d’hébergeur ou bien sont-ils responsables de plein droit des contenus qu’ils mettent en ligne en tant qu’éditeur ? En fait, plusieurs régimes peuvent s’appliquer. D’où l’insécurité juridique.

Par Christiane Féral-Schuhl*, avocate associée, cabinet Féral-Schuhl/Sainte-Marie

Les sites de partage proposent aux internautes de mettre
en ligne les contenus qui les intéressent, dans une approche
« collaborative ». Ils stockent sur leurs serveurs des contenus de nature et d’origines différentes qu’ils mettent à la disposition des internautes. Ces sites sont d’une grande diversité puisqu’on y trouve aussi bien des sites de réseaux sociaux (Facebook), des sites d’échanges de contenus (partage de vidéos, d’images, d’encyclopédies en ligne comme YouTube, Dailymotion ou encore Wikipedia) que des sites de flux de syndication de contenus en ligne, flux dits RSS
(par exemple Fuzz.fr), ou encore des sites de notation (tels que Note2be.com).

Un statut incertain Ces sites web ont connu un succès spectaculaire mais, en permettant l’accès à des contenus qui contiennent tout ou partie d’éléments d’œuvres protégées par un droit de propriété intellectuelle, ils ont provoqué de nombreux contentieux à l’initiative des ayants droits. Ces derniers considèrent que cette situation relève de la responsabilité de ces sites.
Les sites de partage revendiquent, quant à eux, le statut d’hébergeur et le régime dérogatoire de responsabilité qui y est associé. Cette divergence a conduit les juridictions à apprécier les critères de qualification des sites de partage qui leur ont été présentés, pour décider au cas par cas de leur rattachement au régime dérogatoire de responsabilité dont bénéficient les hébergeurs ou au régime applicable aux éditeurs. Les sites de réseaux sociaux ne sont visés ni par la directive communautaire sur le commerce électronique du 8 juin 2000, ni par la loi pour la confiance dans l’économie numérique adoptée le 21 juin 2004 (dite LCEN). Il n’existe donc aucun statut légal spécifique et, pour l’heure, ce sont les tribunaux qui doivent trancher. Les ayants droits estiment que les sites de partage exploitent des services de communication au public en ligne et que cette activité est différente de la simple prestation technique de stockage de l’hébergeur. Comme cette activité n’est pas concernée par le régime dérogatoire de responsabilité de l’hébergeur, ils en concluent que les sites de partage ne peuvent pas en bénéficier et que leur responsabilité doit donc être examinée selon les règles de droit commun.
Tel n’est évidemment pas le point de vue des sites de partage qui revendiquent le statut de « simple intermédiaire technique », estimant que leurs activités ne se distinguent pas de celles d’un prestataire d’hébergement traditionnel au sens de l’article 6 de la LCEN.
Ils font ainsi valoir qu’ils n’interviennent pas dans le choix du contenu des fichiers qui leur sont adressés par les internautes et que leur rôle se limite au stockage et à la mise en oeuvre de moyens de diffusion. Dans ces conditions, leur responsabilité ne peut être engagée que s’il est établi qu’ils ont connaissance d’un contenu manifestement illicite (1) et qu’ils n’ont pas promptement agi afin de le retirer ou d’en rendre l’accès impossible (2), conformément au régime dérogatoire dont bénéficient les prestataires d’hébergement. Confrontée à ces prises de position radicalement opposées, la jurisprudence apporte les premiers éléments de réponse. Cependant, certaines décisions retiennent une double qualification, témoignant, s’il en est besoin, de la difficulté de l’exercice. En l’absence d’un régime légal spécifique, la recherche du statut qu’il convient d’appliquer semble indissociable de l’analyse des services proposés par le site concerné.

Un rôle « interactif »
En effet, les sites de partage n’offrent pas seulement une activité de stockage et, entre
la réception d’un fichier et sa mise en ligne, ils interviennent sur le contenu. Faut-il alors considérer, comme le soutiennent les sites de partage, qu’il s’agit d’activités accessoires à l’activité principale de stockage, justifiant l’application du régime de responsabilité de l’hébergeur à l’ensemble ? Ou bien doit-on faire coexister deux régimes de responsabilité en fonction des activités concernées, celle d’éditeur de contenus et celle d’hébergeur ? Selon les ayants droit, un site de partage ne peut pas être assimilé à un hébergeur traditionnel en raison du rôle « interactif » qu’il joue dans la diffusion de ces contenus, lesquels sont accessibles aux internautes via son adresse web et donc sous son enseigne ou sa marque. Un hébergeur traditionnel est, quant à lui, un prestataire technique « transparent », « neutre » dans la transmission des contenus stockés vers les destinataires. Dans un premier temps, les juges se sont montrés sensibles à cette position. C’est ainsi qu’en matière d’atteinte à la vie privée sur des sites publiant des informations par le biais de flux RSS, plusieurs ordonnances de référé ont considéré que le renvoi, par un lien hypertexte, vers un site d’informations relevait effectivement d’un choix éditorial. Par ailleurs, les ayants droit ont également fait valoir que les conditions contractuelles proposées par les sites de partage s’apparenteraient à celles proposées par les éditeurs pour l’exploitation de droits de propriété intellectuelle. S’ils ne revendiquent aucun droit de propriété sur ces contenus, ils bénéficient néanmoins d’une licence les autorisant à les utiliser, les modifier, les reproduire, les diffuser, etc. Ces modifications, reproductions et autres interventions
se matérialiseraient par le « formatage » en quelque sorte des contenus ou par les contraintes techniques énoncées par les sites de partage. Rien de tel pour l’hébergeur traditionnel, dont le rôle reste cantonné à celui de la fourniture des prestations techniques, à l’exclusion de toute intervention sur les contenus. Là encore, la jurisprudence a également admis cette analyse : le 22 juin 2007 (3) devant le TGI de Paris ; le 7 juin 2006 à la Cour d’appel de Paris (4) et le 14 janv. 2010 par la Cour de cassation (5). Ce dernier arrêt de la Haute juridiction a suscité la vive inquiétude des sites de partage (lire EM@9, p. 4). Cette décision a été rendue en application du droit antérieur à la LCEN et que le raisonnement n’est donc pas forcément transposable dans le cadre du nouveau régime juridique mis en place par cette loi.

Modèle économique particulier
Les sites de partage réfutent évidemment l’analyse des ayants droits, observant qu’ils opèrent de la même manière que les forums de discussion (même interface technique, même enseigne, contenus postés par des tiers, etc.), ce qui confirme que l’interactivité n’est pas un critère qualifiant du statut d’éditeur mais bien, au contraire, celui d’un simple intermédiaire technique. Certaines décisions ont admis ces arguments : les 12 déc. 2007 (6), 26 nov. 2007 (7), 20 févr. 2008 (8), 6 mai 2009 (9), et 25 juin 2009 TGI Nanterre, 25 juin 2009 (10). Les ayants droits ont également fait valoir que les recettes publicitaires dont bénéficiaient les sites de partage créent un intérêt économique sur les contenus, ce qui les différencie du statut de l’hébergeur traditionnel. Cet argument a été accueilli favorablement par certains juges : les 22 juin 2007 (11) et 14 janv. 2010 (12). Par contre, selon d’autres décisions, la commercialisation de publicité n’exclut pas la qualification du statut d’hébergeur (décisions des 15 avril 2008 (13), 13 juillet 2007 et 6 mai 2009 (14)), en considérant que la LCEN prévoit que l’hébergement peut être assuré même à titre gratuit, « et qu’elle n’édicte, en tout état de cause, aucune interdiction de principe à l’exploitation commerciale d’un serveur hébergeur au moyen de la publicité » (décision du 14 avril 2010 (15)). Dans le cas d’espèce, la Cour a retenu qu’il n’est pas démontré « une relation entre le mode de rémunération par la publicité et la détermination des contenus mis en ligne ».

Plusieurs régimes de responsabilité
Avec cette dernière décision, on observe que désormais la jurisprudence invite à une analyse de l’activité en cause, considérant qu’un site peut être soumis à plusieurs régimes de responsabilité, suivant les rôles qu’il exerce : vendeur pour la distribution
de produits dont il est propriétaire, éditeur pour l’exploitation de la structure du site et hébergeur pour la plateforme de mise en relation.
Enfin, la qualification d’hébergeur n’exclut pas une condamnation lorsque les sites de partage ne sont pas diligents et ne retirent pas « promptement » les contenus illicites. C’est sur ce fondement que Dailymotion a été condamné en juin dernier pour ne pas
avoir accompli les diligences nécessaires en vue de retirer promptement et de rendre impossible une nouvelle mise en ligne d’un contenu signalé comme illicite. Une décision de la Cour de cassation sur le régime juridique applicable à ces sites depuis l’adoption de la LCEN est néanmoins très attendue compte tenu de l’insécurité juridique que suscite cette diversité jurisprudentielle. @

* Christiane Féral-Schuhl publie aux éditions Dalloz
(collection Praxis Dalloz) la sixième édition de
« Cyberdroit. Le droit à l’épreuve de l’Internet »,
disponible depuis le 29 septembre (58 euros). L’ouvrage
est complété par un site web d’actualité juridique :
www.cyberdroit.fr. Christiane Féral-Schuhl est par
ailleurs présidente de l’Association pour le développement
de l’informatique juridique (ADIJ), laquelle a fêté ses
40 ans le 30 septembre avec une journée de
débats sur le thème « Générations numériques ».