La TV connectée constitue un défi pour la réglementation audiovisuelle

L’un des thèmes majeurs cette année de la grande foire de l’électronique grand public, l’IFA à Berlin, fut la télévision connectée. Elle devrait représenter jusqu’à
30 % des téléviseurs cette année. Un développement rapide, mais en l’absence
de réglementation.

Par Winston Maxwell (photo) et Aude Spinasse, avocats, Hogan Lovells

La rapidité de son développement (1), la richesse et la variété potentielle de son contenu, et la multiplication des modèles économiques envisageables sont autant d’éléments qui caractérisent aujourd’hui la TV connectée. Comme son nom l’indique, la TV connectée – parfait symbole de la convergence des médias – est un téléviseur qui diffuse du contenu issu directement d’Internet, via une connexion WiFi ou réseau.

Partenariats ou cloisonnements ?
Comme sur les smartphones, ces contenus sont accessibles via des icônes, appelées widgets, qui apparaissent directement sur l’écran du téléviseur et que le téléspectateur peut sélectionner au moyen d’une télécommande, qui sera dans certains cas le téléphone mobile. La TV connectée permettra ainsi de proposer, simultanément sur un même écran de téléviseur, de multiples contenus aux natures variées tels que la météo, les cours de la Bourse, l’actualité, le partage de photos et tous types de vidéos à la demande (VOD). Il devrait également être possible de chatter (discuter en ligne et en temps réel) avec ses amis ou de mettre à jour son profil Facebook ou Twitter, tout en regardant la dernière saison d’une série américaine en vogue. La TV connectée est à l’origine de nouveaux partenariats stratégiques entre des fabricants traditionnels de téléviseurs (2) et des fournisseurs de contenu tels que Yahoo, Google, Flickr, Picasa, TomTom, eBay, VideoFutur, seLoger.com, etc. Des partenariats entre les fabricants de téléviseurs eux-mêmes sont également à prévoir : un consortium entre Sharp, Loewe et Philips a déjà été annoncé (Net TV). Enfin, les fabricants de téléviseurs vont également se lier avec des chaînes « traditionnelles » de télévision afin d’offrir, entre autres, aux téléspectateurs le contenu de leur catch up TV (3). La finalité première des ces partenariats est d’offrir un catalogue d’applications et de programmes toujours plus riche aux téléspectateurs. Cependant, il semblerait que la plupart de ces partenariats soit établie sur une base d’exclusivité contractuelle. Il est alors à craindre qu’il soit impossible pour un téléspectateur d’avoir accès sur un même téléviseur au contenu proposé par deux concurrents. Même s’ils sont aujourd’hui un gage de richesse du contenu et, potentiellement de qualité, ces partenariats risquent à terme de cloisonner le marché et seront observés étroitement par les autorités de concurrence. Le débat sur la neutralité de l’Internet n’est pas loin !
Une évolution de la publicité, source si importante de revenus dans l’économie globale
de l’audiovisuel, est également envisageable. En effet, le format même des « spots » publicitaires évoluera probablement ; ils ne constitueront probablement plus des coupures au milieu des programmes audiovisuels mais – à l’instar des icônes (widgets) – pourront apparaître pendant la diffusion d’autres programmes audiovisuels ou l’utilisation d’autres applications. Cependant, les spots publicitaires ne seront peut-être pas pour autant plus discrets et une ouverture intempestive de publicités, dans un esprit des pages dites pop-up sur Internet, pourrait voir le jour en contradiction avec les règles de publicité applicables aux services de télévision. En outre, la télévision connectée permettra aux fabricants de téléviseurs et à leurs partenariales de suivre et d’analyser le comportement des téléspectateurs ainsi connectés au moyen de leur télécommande. Les annonceurs pourront ainsi proposer aux téléspectateurs des publicités pour des produits ou services adaptés à leurs goûts. La problématique de protection des données à caractère personnel des téléspectateurs (lire plus loin) devra d’ailleurs être une préoccupation majeure des annonceurs faisant de la publicité comportementale,
ou publicité ciblée.

Quelles réglementation et normalisation ?
La directive européenne sur les services de média audiovisuels (SMA) divise les services audiovisuels en trois catégories: les services de télévision soumis à une réglementation stricte, les services de médias audiovisuels à la demande soumis à
une réglementation allégée mais néanmoins relativement contraignante, et les autres services traités comme des services de communication au public en ligne avec une quasi-absence d’obligation réglementaire (par exemple Dailymotion).
Les télévisions hybrides vont permettre aux téléspectateurs de surfer entre ces trois catégories de services, voire de les combiner. Par exemple : permettre des « chats »
sur Facebook en même temps que le visionnage d’un service de télévision classique.
Du coup, les télévisions hybrides pourraient provoquer le chaos dans le monde bien ordonné de la réglementation audiovisuelle.

La TV connectée soulève des problématiques techniques et juridiques potentielles
Quant à la normalisation, elle est en cours. En juillet dernier, la spécification HbbTV (Hybrid Broadcast broadband TV) en version 1.1.1 a été approuvée par l’agence de normalisation européenne ETSI (4), sous la référence ETSI TS 102 796. La HbbTV repose sur trois piliers existants : le DVB (la TNT ou la diffusion satellite), l’OIPF (Open IPTV Forum) et le W3C (standard du Web). Cette spécification a été développée par le consortium HbbTV qui compte à ce jour plus de 60 sociétés – les chaînes de télévision, les fabricants de téléviseurs et de décodeurs, les éditeurs de logiciels, etc. –, son objectif est d’harmoniser la diffusion de services interactifs sur la TV connectée et de devenir un standard de diffusion des contenus sur téléviseur en ligne. Cet été, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) a également approuvé cette spécification.

• Des problèmes de distorsion de concurrence par rapport aux chaînes de télévision linéaire.
Comme l’a fait remarquer le ministre de la Culture et de la Communication lors du colloque de NPA Conseil en juin dernier, les phénomènes de distorsion et de déséquilibre avec les chaînes traditionnelles peuvent être dus au développement de la TV connectée. En effet, les chaînes traditionnelles sont soumises à une réglementation stricte et contraignante à laquelle certains services accessibles par la TV connectée ne seront pas soumis. Ceci risque, d’engendrer des discordances avec les acteurs de la télévision linéaire et de biaiser le libre jeu de la concurrence.
• Atteinte à la protection des données à caractère personnel.
L’analyse comportementale que les acteurs de la TV connectée seront tentés de faire,
afin d’offrir des programmes/contenus/publicités “sur mesure” aux téléspectateurs, soulève la problématique de la protection des données à caractère personnel de ces derniers. En effet, les dispositions de la loi du 6 janvier 1978 modifiée sur la protection
des données à caractère personnel devront bien entendu être strictement respectées, notamment en termes d’information, d’obtention du consentement, de droit d’accès et
de droit de suppression des téléspectateurs.
• Risques d’actes de concurrence déloyale ou de parasitisme et de recherche de responsabilité.
Des cas de concurrence déloyale pourraient également être constitués. Quid par exemple de la diffusion d’un bandeau publicitaire pour une marque de montre diffusé au cours de la diffusion sur le téléviseur d’un James Bond, film dans lequel une autre marque de montre aura placé un de ces produits sur le poignet du héros ? Sans parler de la violation du droit moral des auteurs du film créée par les publicités intempestives éventuelles.
• Le principe de la territorialité des droits d’auteur dans l’Union européenne
A ce jour, les licences territoriales exclusives sont très répandues dans le monde de l’audiovisuel. Ces contrats limitent grandement l’exploitation des œuvres et seraient,
dans le cas de la TV connectée, un frein non négligeable à un libre développement de
son contenu. Cependant, cette pratique répandue risque d’être remise en cause par
la Cour de justice des Communautés européennes – dont la réponse à une question préjudicielle posée par la High Court of Justice anglaise dans les affaires jointes
dites Premier League (5) est impatiemment attendue. La question de la légalité des traditionnelles exclusivités territoriales aura un impact sur le type de contenus accessibles à travers les téléviseurs connectés, et les types d’outils qui seront mis en oeuvre par les ayants droits pour garantir le respect des licences territoriales.

Il semblerait que la plupart de ces problématiques entrent dans le périmètre de la mission confiée, par le ministre de la Culture et de la Communication, à Dominique Richard sur l’audiovisuel en 2015. D’ici là, nous ne pouvons que constater encore une fois que la technologie et le goût des consommateurs mettront à l’épreuve les “cases réglementaires” savamment construites par le législateur. @