Rapport « Albanel » : le livre (numérique) ne devra pas (trop) concurrencer le livre (papier)

Le rapport de Christine Albanel, intitulé « Pour un livre numérique créateur de valeurs » et remis le 15 avril au Premier ministre, propose notamment l’extension
au livre numérique « homothétique » de la loi Lang sur le prix unique avec un encadrement de ce prix.

Par Christophe Clarenc (photo) et Renaud Christol, avocats, cabinet Latham & Watkins

Aux termes de l’article premier de la « loi Lang » – loi n° 81-766 du 10 août 1981 relative au prix du livre, chaque livre (papier) a un prix unique fixé par l’éditeur ou par l’importateur et ce prix s’impose à tous les détaillants.

Prix unique et ventes en ligne
Ce régime dérogatoire au principe général de la liberté des prix (1) a été motivé par « le refus de considérer le livre comme un produit marchand banalisé et […] la volonté d’infléchir les mécanismes du marché pour assurer la prise en compte de sa nature de bien culturel qui ne saurait être soumis aux seules exigences de rentabilité immédiate », ainsi que Jack Lang, alors ministre de la Culture, l’a plaidé lors de la présentation du projet de loi devant l’Assemblée nationale le 30 juillet 1981. Presque trente ans après, les opérateurs du secteur (auteurs, éditeurs, distributeurs, etc.) considèrent que le bilan de la loi Lang est très largement positif et qu’elle permet un équilibre plutôt vertueux de la filière du livre (2). Afin d’éviter que le secteur de l’édition et de la librairie ne connaisse une évolution analogue à celle des secteurs de
la musique et du cinéma à l’occasion de son entrée dans l’ère du numérique et pour préserver la rémunération des éditeurs, il a été envisagé dès 2008 d’étendre au prix du livre numérique le régime dérogatoire prévu par la loi Lang. Le rapport « Patino » (3) a ainsi préconisé que les éditeurs conservent la maîtrise du prix du livre numérique. Pour ce faire, trois dispositifs ont été évoqués : transposition pure et simple de la loi Lang au livre numérique, institution de contrats de mandat ou de commission permettant aux éditeurs de charger les libraires en ligne de vendre les livres numériques à un prix déterminé, adoption de décrets d’exemption spécifiques au prix du livre numérique (4). L’Autorité de la concurrence a été saisie le 19 mai 2009 d’une demande d’avis du ministre de la Culture et de la Communication sur ces différents dispositifs. Dans son avis rendu le 18 décembre 2009 (5), elle a considéré qu’en raison du caractère
« embryonnaire » du marché du livre numérique, « il est primordial de permettre aux acteurs d’innover et de tester le marché, et par conséquent de ne pas mettre en place de façon prématurée un cadre qui pourrait se révéler trop rigide ou rapidement obsolète, et qui risquerait au final de ralentir le développement du marché ». L’Autorité de la concurrence s’est donc opposée à une extension immédiate de la loi Lang au livre numérique et a recommandé « qu’une période d’observation [d’un à deux ans] soit respectée, durant laquelle aucun dispositif spécifique ne serait établi pour le [prix du] livre numérique et dans laquelle les différents modèles pourraient cohabiter ». S’agissant des différents dispositifs envisagés pour mettre en place un système de prix unique pour le livre numérique, l’Autorité de la concurrence a souligné que dans le cadre de la vente en ligne, une réglementation du prix des livres numériques ne serait
« viable qu’à condition d’être mis[e] en place à l’échelle internationale et notamment communautaire, ce qui paraît exclure toute forme d’intervention réglementaire ou législative ».

Objections de l’Autorité de la concurrence
En raison du caractère particulièrement grave de la pratique de prix imposé au regard
du droit de la concurrence, la seule « solution possible » résidait dans les contrats de mandat, sous réserve que ces contrats soient de véritables « contrats d’agence » au regard du droit de la concurrence, c’est-à-dire principalement que le libraire perde toute autonomie dans sa stratégie commerciale. Quelques jours après l’avis de l’Autorité de la concurrence, le rapport « Zelnik–Toubon–Cerruti » – appelé aussi « Création & Internet » (6) – a proposé d’étendre à court terme la loi Lang aux livres numériques homothétiques (c’est-à-dire aux livres numériques strictement identiques aux livres papier existants) et à moyen terme de préparer une loi générale sur le livre numérique
« permettant de renforcer la maîtrise des éditeurs sur le prix de vente des œuvres ».

Livre « homothétique » versus multimédia
Le rapport « Albanel » (7), qui développe les vœux formulés par le président de la République au monde de la culture le 7 janvier 2010, s’inscrit dans la continuité du rapport « Création & Internet » et écarte les objections de l’Autorité de la concurrence tenant aux risques induits par une réglementation stricte d’un marché embryonnaire et à l’inefficacité d’une réglementation purement nationale.
Par l’intermédiaire de l’un de ses membres (Thierry Tuot), L’Autorité de la concurrence a réaffirmé ces objections lors de la table ronde sur le livre numérique (8) organisée par la Commission de la culture du Sénat le 28 avril 2010. Si le rapport « Albanel » admet qu’il puisse être nécessaire d’attendre qu’un marché se structure avant de le réglementer, il souligne à cet égard que « les effets liés aux pratiques de certains acteurs, notamment les gros opérateurs, peuvent avoir rapidement un caractère irréversible que ce soit en termes de prix ou de modalités de mise à disposition ». Il y a donc « urgence » à adopter « un texte législatif reprenant, pour le livre homothétique, les principes de la loi sur le prix unique ».
En d’autres termes, le rapport « Albanel » propose de supprimer toute possibilité de concurrence par les prix entre les différents distributeurs de livres numériques homothétiques. Le rapport « Zelnik–Toubon–Cerruti » avait pour sa part affirmé qu’une telle concurrence était a proscrire dans la mesure où elle conduit « le plus souvent à une uniformisation de l’offre et une concentration de la demande sur les œuvres à succès ». De plus, selon le rapport « Albanel », l’extension de la loi Lang est nécessaire pour mettre en place les fondations d’un véritable marché du livre numérique, des
« solutions globales » ne pouvant être recherchées qu’une fois ces fondations posées.
En effet, « l’incubation dans de bonnes conditions » du marché du livre numérique homothétique apparaît comme le préalable incontournable aux investissements permettant de tirer pleinement parti de l’interactivité offerte par le numérique avec le développement de fonctionnalités enrichies telles que les renvois vers des sites internet, les critiques à la demande ou les illustrations complémentaires.
En outre, le rapport « Albanel » affirme que les contrats de mandat, actuellement utilisés par les éditeurs pour fixer le prix du livre numérique, sont « complémentaire[s] » avec l’extension envisagée de la loi Lang, dans la mesure où ils peuvent permettre à l’éditeur de fixer le prix de livres numériques non homothétiques. Cela étant, le rapport « Albanel » prend en considération les observations de l’Autorité de la concurrence sur les risques inhérents à la fixation du prix dans le cadre de mandats et appelle de ses vœux la constitution d’un groupe de travail au sein du Conseil du livre destiné à
« sécuriser » le recours à de tels contrats.
Par ailleurs, le rapport « Albanel » propose de doubler l’extension de la loi Lang d’une
« règle interdisant aux éditeurs de consentir, par exemple, un rabais supérieur à 50 % du prix du livre papier pour un livre numérique ». Il s’agirait donc, et c’est la première fois que cette proposition apparaît, d’établir un seuil de prix plancher pour le livre numérique par rapport au prix existant du livre papier.
L’objectif est ici de « conforter les libraires » en minimisant le risque de cannibalisation
des ventes de livres papier par les livres numériques homothétique (9). En effet, si les livres dans leur format numérique étaient vendus à un prix considérablement moins élevé que ces mêmes livres au format papier, les ventes de livres papier pourraient diminuer fortement, cette diminution pouvant conduire, à terme, à la disparation de nombreuses libraires incapables de supporter la diminution consécutive de leur chiffre d’affaires.

Rabais, prix plancher et attrait de l’e-book
Cela étant, si le principe de ce seuil de prix plancher devait être conservé, il ne faudrait pas perdre de vue, ainsi que le relève le rapport « Albanel », que le marché du livre numérique homothétique « ne pourra se développer que si les prix proposés sont nettement plus bas que ceux des livres papier, conformément aux attentes des clients potentiels ». Toute la question sera donc d’établir à travers ce seuil de prix plancher la conciliation équilibrée de ces deux objectifs. @