L’éclatement possible de la bulle des start-up pourrait être salvateur pour l’innovation

La crise historique pourrait provoquer l’éclatement de la bulle des start-up. Beaucoup d’entre elles brûlent du cash sans encore générer de chiffre d’affaires. Sans argent frais ni débouché, c’est asphyxie. La spéculation sur l’hypercroissance de l’innovation a ses limites, surtout lorsque les fonds sont publics.

L’année 2020 sera-t-elle celle de l’éclatement de la « bulle start-up » comme l’année 2000 fut celle de l’éclatement de la « bulle Internet » ? La question mérite d’être posée, tant la crise sanitaire sans précédent que nous traversons crée une récession économique et financière qui pourrait être fatale à bon nombre start-up biberonnées à l’argent frais et au crédit d’impôt. La Grande-Bretagne, jusqu’alors paradis – s’il en est – des start-up des technologies et des sciences de la vie, a lancé le 20 avril dernier un plan d’aide à ses jeunes pousses d’un montant de près de 1,5 milliard d’euros (1).

Des centaines de milliards de prêts et d’aides
En France, la « start-up nation » chère à Emmanuel Macron, les jeunes pousses sont en réalité sous perfusion permanente d’argent frais. Or la pandémie du coronavirus et le confinement généralisé ont perturbé cet afflux de cash par intraveineuse financière, lorsque ce n’est pas le cathéter lui-même qui a été retiré. A l’instar de toutes les entreprises basées en France, les start-up peuvent recourir au prêt garanti par l’Etat (PGE) pour faire face aux conséquences économiques du coronavirus. En s’appuyant sur la banque publique d’investissement Bpifrance, détenue à parts égales par l’Etat et la Caisse des Dépôts (CDC), le gouvernement a lancé le 23 mars dernier le dispositif de PGE (2) afin de garantir jusqu’à 300 milliards d’euros de prêts d’ici la fin de l’année 2020. Cela faisait suite au discours de déclaration de « guerre » contre le coronavirus du président de la République, lequel avait annoncé la mise en place d’« un dispositif exceptionnel de report de charges fiscales et sociales, de soutien au report d’échéances bancaires et de garanties de l’Etat à hauteur de 300 milliards d’euros pour tous les prêts bancaires contractés auprès des banques ». Et le chef de l’Etat avait alors promis : « Pour les plus petites d’entre elles et tant que la situation durera, celles qui font face à des difficultés n’auront rien à débourser, ni pour les impôts, ni pour les cotisations sociales. Les factures d’eau, de gaz ou d’électricité ainsi que les loyers devront être suspendus ». Emmanuel Macron était déterminé à y mettre le prix : « Nous n’ajouterons pas aux difficultés sanitaires la peur de la faillite pour les entrepreneurs, l’angoisse du chômage et des fins de mois difficiles pour les salariés. Aussi, tout sera mis en œuvre pour protéger nos salariés et pour protéger nos entreprises quoi qu’il en coûte ». Toutes les start-up de la French Tech en difficulté auront-elles accès au PGE à 300 milliards d’euros ? Nicolas Dufourcq (photo), directeur général de Bpifrance, a indiqué à Challenges que près de la moitié des PGE est attribué à de très petites entreprises (TPE) dans la mesure où chacun de ces prêts est inférieur à 50.000 euros. De plus, à fin avril, quelque 1,4 milliard d’euros de prêts ont été accordés « selon un critère de masse salariale, prévu pour les entreprises réalisant peu ou pas de chiffre d’affaires » – à savoir « les entreprises très jeunes, dont une partie sont des start-up » (3). Mais ces sommes paraissent dérisoires au regard de la crise financière et de la récession économique historiques qui pourraient détruire une partie du tissu de la « start-up nation ». Certes, il y a eu une mesure complémentaire prise le 25 mars en faveur des jeunes pousses « du fait de leur fragilité » : le gouvernement – toujours en cheville avec Bpifrance, mais aussi avec le secrétaire d’Etat au Numérique, Cédric O, et le secrétariat général pour l’investissement (4), Guillaume Boudy – a lancé en plus « un plan d’urgence exceptionnel de près de 4 milliards d’euros pour aider les jeunes entreprises à traverser cette période difficile ». Car il y a péril dans la French Tech. Ces 4 milliards d’euros dédiés aux start-up se déclineront notamment en un « French Tech Bridge » pour faire le lien financier « entre deux levées de fonds ». Ces crédits-relais peuvent aller de 100 000 euros à 5 millions d’euros, « sous la forme d’obligations convertibles avec un accès possible au capital », cofinancés par des investisseurs privés.

La French Tech chère à Emmanuel Macron
Ce « pont » financier permettra d’injecter un total de 160 millions d’euros en fonds propres pour les startup françaises, dont 80 millions d’euros financés par l’Etat, lequel garantira également des prêts de trésorerie distribués par Bpifrance et des banques privées à hauteur de 2 milliards d’euros. « A cela s’ajoute le remboursement accéléré par l’Etat des crédits d’impôts sur les sociétés restituables en 2020, dont le crédit impôt recherche (CIR) pour l’année 2019 et des crédits TVA », a précisé le gouvernement (5). Ces aides financières empêcheront-t-elles la bulle spéculative des start-up d’éclater. Rien n’est moins sûr. Car covid-19 ou pas, beaucoup de start-up de la génération « French Tech » voulue par Emmanuel Macron ont besoin de brûler beaucoup d’argent pour honorer leur promesse de forte croissance, voire d’hypercroissance.

Plan d’urgence et fonds de solidarité
Si ces ambitieuses jeunes pousses, dévoreuses de capitaux et de cash, n’arrivent plus à lever des fonds – privés ou publics – ni à trouver leur marché, donc leurs (futurs clients), elles risquent d’être menacées de faillite, avant même d’avoir pu dégager des revenus pour nombre d’entre elles. En outre, le chômage partiel, financé par l’Etat, et le report des charges fiscales et sociales des entreprises – pour un total de 100 milliards d’euros supplémentaires (6) en guise de « plan d’urgence économique » (au lieu des 45 milliards d’euros initialement prévus) – pourraient ne pas suffire là aussi à les maintenir à flot et à éviter les licenciements économiques. Le ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire, avait aussi annoncé la création d’un fonds de solidarité doté de 6 milliards d’euros (au lieu 1 milliard d’euros à ses débuts), « afin d’aider les plus petites entreprises, les indépendants, les micro-entreprises », pour peu que chacune de ces entités affiche une perte de 70 % entre mars 2019 et mars 2020. Les start-up fragilisées, dont la promesse de croissance rapide nécessite de brûler beaucoup plus d’argent que les autres TPE, présentent un risque « létal » plus élevé dans ce contexte de chamboulement économique et financier provoqué par cette crise sans précédent. En temps normal, le taux de mortalité chez les start-up est déjà élevé. L’année 2020 pourrait s’annoncer comme une hécatombe, au point que l’on pourrait assister à l’éclatement de la « bulle start-up ». Les entreprises membres du Syntec Numérique ont fait part de leurs inquiétudes. Dans un « baromètre covid- 19 du secteur numérique » publié le 9 avril dernier par ce syndicat professionnel rassemblant quelque 2.000 sociétés de toutes tailles (start-up, TPE, PME, ETI et grands groupes), elles estiment que la reprise de leur activité « s’étale[ra] jusqu’au deuxième trimestre 2021 ». Il leur faudra un an pour refonctionner normalement. Or « 46 % des dirigeants qui expriment leur inquiétude quant à la pérennité de leur entreprise si la reprise de l’économie ne se fait pas à un rythme normal dans trois mois ». Ils sont même 79 % à penser qu’il y a un risque de devoir mettre la clé sous la porte si leur activité n’est pas repartie dans six mois. Autrement dit, il y a aura de la casse dans la « start-up nation ». Les trésoreries fondent comme neige au soleil, alors même que les investisseurs, les capital-risqueurs et les business angels sont pris d’une frilosité bien compréhensible. Ces grands argentiers de la French Tech ont tendance à sauver les meubles de leurs start-up en portefeuille, plutôt que de continuer à débloquer des fonds pour de nouvelles pousses. L’écosystème financier des start-up est mis à mal, le coronavirus l’ayant grippé. Les liquidités se sont asséchées et les business plan sont tous à revoir. « C’est une crise qui va faire des dégâts considérables ; il n’y a aucune raison pour que les start-up soient épargnées », a estimé François Véron, fondateur de Newfund, selon ses propos rapportés par l’AFP le 27 mars. Le secrétaire d’Etat au Numérique, lui, a appelé le 26 mars les fonds d’investissement à dépasser leur frilosité en prenant « leur part de responsabilité » et « leur part de soutien aux start-up » en cette période d’« unité nationale ». Cédric O avait rappelé la veille qu’« une biotech peut mettre 10 ans de recherche à sortir son produit, sans réaliser de chiffre d’affaires », tout en prévenant : « Si on détruit ce tissu au cœur de notre stratégie, de la compétitivité et de la souveraineté française, le risque est qu’on mette des années à le reconstituer ».
De son côté, l’association France Digitale – qui veut « faire de la France le hub des start-up en Europe » – estime que « les mesures prises par le gouvernement et adoptées le Parlement ont été rapides, utiles, mais peuvent nécessiter encore quelques adaptations pour être parfaitement calibrées à destination des start-up et des VC [venture capital, ou capital-risqueurs en français, ndlr] ». Aussi, en cette période de pandémie et de récession, France Digitale propose un pack de mesures complémentaires appelé le « Covid-19 Startup Rescue Kit » (7). Qui qu’il en soit, force est de constater que les start-up continuent d’absorber plus de cash qu’elles ne génèrent de revenus.

Récupérer plusieurs fois sa mise initiale ?
Selon Avolta Partners, un cabinet de conseil spécialiste des fusions et acquisitions dans la French Tech, 4,7 milliards d’euros ont été investis en 2019 dans les start-up françaises (+ 36 % sur un an) par des fonds de capital-risque. En revanche, les « sorties » n’ont atteint que 3,7 milliards d’euros (+ 4 %). Et ce « retour sur investissement » espéré par les investisseurs (8), lesquels souhaitent récupérer plusieurs fois leur mise initiale (revente à d’autres fonds, à de grandes entreprises, ou cession à l’occasion d’une introduction en Bourse), pourrait continuer de stagner, voire décroître en raison de la crise « covid-19 ». @

Charles de Laubier