Guillemot contre Bolloré : bras de fer autour d’Ubisoft et de Gameloft qui veulent garder leur indépendance

Les frères Guillemot à la tête des deux éditeurs français de jeux vidéo Ubisoft et Gameloft – le premier fête ses 30 ans en mars et le second est la cible d’une OPA hostile de la part de Vivendi – ne veulent pas sacrifier leur indépendance. Vincent Bolloré « rampe » pour tenter de prendre le contrôle des deux sociétés.

Pas sûr que le milliardaire et homme d’affaires Vincent Bolloré (photo), président du conseil de surveillance du groupe Vivendi et par ailleurs PDG du conglomérat Bolloré, s’attendait à autant de résistance de la part des cinq frères Guillemot – Yves, Michel, Claude, Gérard et Christian. C’est cinq contre un. Le seul point commun entre euxet leur prédateur, c’est qu’ils sont Bretons d’origine ! Les cinq frères sont originaires de Carentoir, tandis que l’héritier Bolloré est de Cornouaille. Mais ne cherchez pas plus loin, il n’y a pas d’affinités. C’est même plutôt la guerre des Bretons ! Et pour cause, les Guillemot sont très remontés contre Bolloré depuis que ce dernier a lancé Vivendi il y a quatre mois à l’assaut de leur deux groupes : Ubisoft, qui va fêter ses 30 ans en mars 2016, et Gameloft, qui a 17 ans d’âge. Mais Yves Guillemot et Michel Guillemot – PDG respectivement d’Ubisoft et de Gameloft – ne veulent pas passer sous la coupe de Vivendi recentré sur les contenus et les médias. A la tête du troisième groupe mondial de jeux vidéo (derrière Activision Blizzard et Electronic Arts), Yves l’a encore martelé lors de la journée des investisseurs d’Ubisoft qui s’est tenue le 18 février dernier, tout en pensant fortement à son frère Michel chez Gameloft, confronté depuis le 19 février
à une offre publique d’achat (OPA) jugée « hostile » lancée par Vincent Bolloré.

OPA hostile sur Gameloft, valorisé 510 M€
Cet « Investor Day » fut l’occasion pour lui de défendre son indépendance contre la
« montée agressive » dans son capital de Vivendi, qui a commencé à s’emparer – à
la hussarde et coup sur coup en moins d’une semaine en octobre 2015 – d’un peu plus de 10 % dans le capital de chacune des deux sociétés de jeux vidéo. Aujourd’hui, pour l’instant, le groupe de Vincent Bolloré détient 14,9 % d’Ubisoft et 30,01 % de Gameloft. C’est parce que ce seuil de 30 % à été atteint que Vivendi a dû lancer l’OPA, conformément au droit boursier français qui l’exige (1). Il en sera de même pour Ubisoft. L’encombrant actionnaire Vivendi avait l’obligation de faire une offre d’achat de l’ensemble des titres de Gameloft qu’il ne possède pas, au prix le plus élevé auquel lui-même a acheté des actions. La valorisation totale de Gameloft dépasse les 510 millions d’euros.

Les « Guillemot Brothers » résistent
Les « Guillemot Brothers » (du nom de l’une de leurs holdings familiale) ne veulent pas de cette « prise de contrôle rampante » de la part de Vincent Bolloré qui se comporte
à leurs yeux comme un « activiste » (2) et qui n’a pas dénier engager des discussions avec eux avant son intrusion surprise au capital de leurs deux entreprises. Cette tentative de raid du milliardaire breton n’est pas sans rappeler celle que ce dernier avait menée en 1997 contre un autre groupe familial : Bouygues. Martin Bouygues avait réussi à l’en empêché, grâce notamment à la participation des salariés au capital du groupe de BTP et de communication.
Que peuvent faire les Guillemot pour contrer l’industriel breton ? Le PDG d’Ubisoft
a présenté aux investisseurs des perspectives de croissance ambitieuses qui lui permettraient d’atteindre 2,2 milliards d’euros de chiffre d’affaires pour l’exercice 2018-2019 (clos le 31 mars), pour un résultat opérationnel de 440 millions d’euros, soit un radio séduisant de 20 % dans trois ans (3). Et c’est en toute indépendance qu’il souhaite atteindre cet objectif, estimant Ubisoft suffisamment attractif seul et ne voyant aucune synergie possible avec Vivendi. Décidé à se faire entendre au niveau international, Yves Guillemot a clamé le 15 février – dans un entretien dans le Financial Times – qu’Ubisoft devait conserver sont indépendance pour rester agile et ne pas tuer la créativité. « Les entreprises dont les performances sont bonnes dans l’industrie des jeux vidéo sont celles qui peuvent prendre des décisions rapides, et nous ne voyons pas de sociétés dont les performances sont bonnes qui font parties de grands groupes », a-t-il déclaré. Vivendi est un conglomérat qui se le dispute au paquebot, comme les aime Vincent Bolloré, et sa dimension est trop européenne, pas assez internationale, selon le PDG d’Ubisoft, dont ses interlocuteurs mondiaux sont Fox, Warner ou Sony Pictures, pas Canal+. A bon entendeur, salut ! Un autre moyen de résister à l’envahisseur est de monter au capital des deux entreprises familiales. Les Guillemot détiennent 9 % du capital d’Ubisoft et, après avoir grimpé en décembre puis à deux reprises en février, 20,29 % de Gameloft. D’autres achats d’actions sont envisagés. Ensuite, il y a la possibilité de nouer des partenariats avec, par exemple, des plateformes numériques ou des distributeurs de contenus. Ubisoft compte augmenter
à 45 % la part du digital dans ses revenus 2018-2019, contre 30 % pour cette année (lire p. 6 et 7).
Pour l’exercice 2015-2016 en cours, Ubisoft a dû revoir à la baisse ses prévisions de chiffre d’affaires à 1,36 milliard d’euros (-7, 6 % par rapport à sa précédente prévision) et de résultat opérationnel à 150 millions d’euros (- 25 %). Cet avertissement sur ses résultats (profit warning) et la décision de ne pas lancer cette année le nouvel opus
de son jeu vidéo-phare « Assassin’s Creed » ont fait reculer l’action en Bourse le 12 février.

Laisser l’«Assassin» reprendre son souffle
C’est que ce jeu emblématique d’aventure et d’infiltration édité par Ubisoft depuis novembre 2007 subit non seulement les contrecoups d’une concurrence exacerbée mais aussi une baisse d’intérêt des joueurs comme le montrent les moindres performances du huitième opus, « Assassin’s Creed Syndicate », lancé à l’automne dernier. La « Credo de l’Assassin » (traduction littérale) s’essouffle, malgré quelque
100 millions d’exemplaires vendus depuis son lancement il y a près de dix ans. Afin
de rebondir, Ubisoft se donne le temps d’améliorer ce jeu vidéo devenu mythique et redonner aux joueurs un second souffle. Gameloft, qui conçoit déjà depuis le début
des versions mobiles pour Assassin’s Creed, devrait l’y aider. Entre temps, le troisième éditeur mondial de jeu vidéo table sur le lancement en mars d’un tout nouveau jeu vidéo multijoueurs, « Tom Clancy’s The Division », et une suite à «Watchdogs » qui
a rencontré le succès. Et ce, afin d’atteindre un chiffre d’affaires de 1,7 milliard d’euros et un résultat opérationnel d’environ 230 millions d’euros pour le prochain exercice 2016-2017 qui débutera le 1er avril. De son côté, Gameloft affiche un chiffre d’affaires plus modeste (4) : 256,2 millions d’euros en 2015, en hausse de 13 % sur un an. @

Charles de Laubier

ZOOM

Le double jeu de Vivendi dans le jeu vidéo
Avant que Vincent Bolloré n’en prenne les rênes, Vivendi avait vendu en 2013 la majeur partie de ses parts dans Activision Blizzard – numéro un mondial des jeux vidéo, devant Electronic Arts et Ubisoft – pour un total cumulé de plus de 10 milliards de dollars (5). Vivendi a ensuite cédé les 7,7 % restants en janvier 2016 pour 1,1 milliard de dollars supplémentaire. Mais pourquoi avoir fermé la porte du jeu vidéo en vendant Activision (« Call of Duty », « Skylanders », «World of Warcraft », « Diablo », …), si c’est pour revenir deux ans après sur ce marché par la fenêtre ?
A l’époque, Vivendi affichait encore 13,4 milliards d’euros de dette. Ce qui l’aurait poussé à sacrifier Activision – pourtant la plus rentable de ses activités médias – sur l’autel du désendettement… Une cession d’actif d’autant plus paradoxale que Vivendi avait décidé de se recentrer sur les médias et les contenus (6). Cette fois, avec Ubisoft-Gameloft, le conglomérat français (7) veut-il faire un coup financier ou construire un vrai projet industriel ? Faites vos jeux… @