« Erreur », « hold-up », … Le fonds Google d’aide à certains journaux divise toujours la presse française

Carlo d’Asaro Biondo, président de Google Europe (EMEA), chargé des partenariats stratégiques, a dû encore défendre le fonds – toujours contesté – d’aide à la presse française d’« information politique et générale », signé en 2013 sous la houlette de François Hollande et prolongé jusqu’au 31 décembre 2016.

Propos recueillis par Charles de Laubier

Les deux dernières attaques en règle contre le fonds Google pour l’innovation numérique de la presse française sont venues de Hervé Rony, directeur général de la Société civile des auteurs multimédias (Scam), et de Laurent Bérard- Quelin, président du Syndicat de la presse économique, juridique et politique (SPEJP). C’était le 9 décembre dernier lors d’un dîner-débat au Sénat organisé par le Club audiovisuel de Paris, qui avait comme invité d’honneur Carlo d’Asaro Biondo (photo), président de Google pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique (EMEA), en charge des partenariats stratégiques. « Je pense que la presse française a commis une erreur monumentale (en 2013), parce que Google a fait un chèque de 60 millions d’euros. C’est comme si
je sortais de mon porte-monnaie 15 euros ! Quand on fait 60 milliards de dollars de chiffre d’affaires au niveau mondial… », a lancé Hervé Rony. Et le directeur général de la Scam d’enfoncer le clou : « La presse n’a rien résolu du problème du partage de la valeur sur l’échange de données. Le fait est qu’une large part des oeuvres protégées par le droit d’auteur circulent sur Google par le biais d’un lien avec une adresse URL. Cette question-là du partage de la valeur doit être traitée. Or elle ne l’est pas car on
n’a pas trouvé d’issue à ce problème. Il y a un moment où Google ne peut pas s’affranchir… ».

10 à 12 millions d’euros restent à distribuer avant le 31 décembre 2016
Opérationnel depuis septembre 2013, le Fonds pour l’innovation numérique de la presse (Finp), que copréside Carlo d’Asaro Biondo avec Francis Morel, vice-président de l’Association de la presse d’information politique et générale (AIPG) et PDG du groupe Les Echos (LVMH), n’en finit pas de diviser la presse française. Il fut doté de 60 millions d’euros sur trois ans que Google finance entièrement, conformément à l’accord signé à l’Elysée le 1er février 2013 en présence du chef de l’Etat, François Hollande. Selon nos informations, le conseil d’administration de l’association (1) a décidé en octobre de prolonger d’un an – jusqu’au 31 décembre 2016 – ce fonds Google-AIPG qui devait s’achever fin 2015, afin de pouvoir affecter à de nouveaux projets de presse numérique les « 10 à 12 millions d’euros restants » (2). Tandis que l’association elle-même devrait survivre jusque vers 2018 pour assurer le suivi des investissements.

La Scam et le SPEJP fustigent
Le Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (Spiil) avait été le
premier à dénoncer cet accord réservé exclusivement aux quotidiens et aux hebdos généralistes, pour « conflit d’intérêt et distorsion de concurrence » (3). Plus de deux ans après, ce fonds fait toujours polémique comme l’a encore montré l’intervention virulente de Laurent Bérard-Quelin, président du SPEJP – représentant des titres de presse spécialisés. « Pour revenir sur ce qui s’est passé il y a trois ans, je n’ai pas peur de le dire : c’est un hold-up ! C’est un hold-up qui n’a pas été opéré par la presse, mais par quelques titres de presse : la presse d’information politique et générale (IPG), pour ne pas les citer (4), qui sont allés à la caisse ! De leur point de vue, je peux comprendre la démarche. Là où nous sommes en total désaccord, c’est que les pouvoirs publics les ont appuyés, alors qu’ils n’auraient pas dû », a dénoncé celui qui est aussi directeur général délégué de la Société générale de presse (SGP), éditrice notamment de La Correspondance de la Presse et de La Correspondance économique.
Et Laurent Bérard-Quelin d’accabler le gouvernement dans cette affaire : « En tous
les cas, les pouvoirs publics auraient dû absolument demander à ce que l’ensemble
de la presse bénéficie du guichet (fonds Google). Ce dispositif a été limité à quelques groupes – contre l’avis de Google qui était initialement pour une ouverture à l’ensemble de la presse, contre une grande partie de la presse, et uniquement avec les pouvoirs publics qui ont une obsession à aider la presse IPG (les grands quotidiens) dont les développements – leurs suppléments sur les montres, les voitures ou des bateaux étant subventionnés exactement de la même façon… – viennent systématiquement nous concurrencer nous, titres spécialisés et magazines. C’est un vrai problème ».
Et comme pour mieux se faire entendre dans l’enceinte du Palais du Luxembourg, voire au-delà de ses murs, il a poursuivi sa charge : « Nous sommes au Sénat : je ne sais s’il y a des élus ici. Il faut que les pouvoirs publics comprennent que la presse, ce n’est pas que celle qui porte les photos des élus de la République. C’est aussi la presse qui parle à la société civile, aux professionnels que vous êtes, et qui diffuse la connaissance et le savoir ». Carlo d’Asaro Biondo, lui, a d’abord rétorqué à la Scam sur la réalité du montant du fonds Google-AIPG. « L’accord que l’on a conclu en France, ce n’est pas
60 millions d’euros [sur trois ans, ndlr] : ça, c’est la façade. L’accord réel porte sur les conditions de partage de nos plateformes, sur le pourcentage [moindre] que nous prenons sur la publicité, sur le principe du partage des données à travers le DNI (Digital News Initiative) que nous avons créé cette année et allons discuter par institution (5). Pour que les éditeurs aient les dernières données du search, la valeur sur laquelle nous faisons de l’argent et que nous partageons avec la presse, ils peuvent utiliser AMP [nouvelle solution open source appelée Accelerated Mobile Pages pour un accès plus rapide aux actualités des journaux, et pour qu’il n’y ait plus d’ad-blockers, ndlr] et les nouvelles pages sur mobile ». Et d’insister quelque peu énervé : « Si les journaux ont les dernières données de search, ils sont dans les mêmes conditions que Google pour faire de la publicité : ils font de la performance autant que nous ; ils peuvent vendre du mot-clé comme nous ; ils pourront se défendre dans ce monde. C’est cela que nous leur avons offert, pas 60 millions : merde ! ».
La patron de Google Europe a tenu en outre à rappeler la « liberté de la presse » de
se faire référencer ou pas sur le moteur de recherche et sur Google News. Le référencement est libre : sur toutes les pages des sites web, il existe en effet un crawler (6) qui indique à Google ce qu’il peut indexer ou pas : quelle photo, quel article, est-ce payant, est-ce gratuit, … « C’est le choix de l’éditeur, pas de Google. L’éditeur en est totalement libre. Ne l’oublions pas. Il ne faut pas faire le discours à moitié… C’est un
fait qui a été nié, mais c’est une réalité : la liberté que chacun a de se faire référencer ou pas », a clarifié Carlo d’Asaro Biondo. Il en a profité pour indiquer que la presse n’obtenait plus autant de trafic de Google qu’auparavant : il y a quatre ou cinq ans,
pour le Financial Times ou des grands titres français, le trafic provenant de Google représentait 20 %, 30 % ou 40 % du leur ; aujourd’hui, c’est seulement 5 %, 10 % ou
15 %. « Parce qu’il y a Facebook et beaucoup d’autres portes d’entrée, la concurrence et le mobile. Cela a beaucoup changé », a-t-il expliqué.

Fonds européen DNI pour tous
Au SPEJP, qui en convenait, le patron « EMEA » de Google a en outre précisé que le nouveau fonds DNI pour la presse en Europe – lancé en avril 2015 sous le nom de Digital News Initiative et doté sur trois ans de 150 millions d’euros (7) – ne se limite pas, contrairement au fonds français Google-AIPG, à la presse d’information politique et générale, mais concernait cette fois toute la presse. « Même si c’est encore insuffisant, ces changements dans la presse sont profonds », a conclu Carlo d’Asaro Biondo. @