La neutralité du Net, première étape très attendue vers le marché unique numérique

La Commission européenne mène jusqu’au 7 décembre une consultation publique en vue de la révision de l’actuel « Paquet télécom ». Cette initiative constitue l’étape suivante après l’accord, conclu en juin dernier, visant à supprimer les frais d’itinérance et garantissant un Internet ouvert.

Par Marta Lahuerta Escolano, avocate, et Rémy Fekete, avocat associé, Jones Day.

Deux ans après que la Commission européenne ait dévoilé, le 11 septembre 2013, sa proposition de règlement établissant des mesures relatives
au « marché unique européen des communications électroniques » et
visant à faire de l’Europe un « continent connecté » (1), un accord a été conclu
le 30 juin 2015 entre les trois institutions impliquées dans les procédures législatives européennes (2). A compter du 15 juin 2017, les citoyens européens, où qu’ils se trouvent dans le territoire de l’Union européenne et sans frais supplémentaires, paieront les mêmes tarifs pour les appels, SMS et données mobiles que ceux appliquées dans leurs pays d’origine (voir encadré page suivante).

Consécration de la neutralité du Net
Néanmoins, la grande innovation de cet accord reste la consécration – pour la première fois et après plusieurs mois d’intenses négociations – de règles strictes encadrant la neutralité de l’Internet. Le projet de règlement du Parlement et du Conseil européens établissant des mesures relatives à l’Internet ouvert, et modifiant le règlement concernant l’itinérance sur les réseaux publics de communications mobiles à l’intérieur de l’Union européenne (3), prévoit le principe selon lequel les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) sont tenus de transporter tous les flux d’information de façon égale, sans discrimination ni limitation, indépendamment de leur nature, de leur contenu, de leur expéditeur ou de leur destinataire. Dorénavant, les utilisateurs d’Internet seront libres d’accéder aux contenus de leur choix sans que leur accès soit ralenti ou bloqué, sauf en cas d’« exceptions d’intérêt général » encadrées dans le projet de règlement sur l’Internet ouvert.
Le texte de l’accord doit encore être officiellement approuvé par le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne. S’il est approuvé, il sera applicable à partir du 30 avril 2016. Ces mesures font partie d’une série d’actions ciblées visant à revoir le cadre réglementaire de l’Union européenne sur les télécommunications d’ici à la fin de l’année 2016. En France, dans la perspective de l’adoption prochaine du projet de règlement, l’Arcep a publié le 21 septembre 2015 un état des lieux synthétique du cadre de régulation de la neutralité du Net (4), tandis que le gouvernement a lancé le 26 septembre une consultation publique sur trois semaines portant sur le projet de la loi
« République numérique » (5).
La neutralité de l’Internet a été formalisée pour la première fois en 2003 par Tim Wu, professeur à la Columbia Law School (6). Selon ce principe, les FAI sont tenus de transporter tous les flux d’information de manière neutre, c’est-à-dire indépendamment de leur nature, de leur contenu, de leur expéditeur ou de leur destinataire (7). Le débat sur la neutralité du Net est tout d’abord apparu aux Etats-Unis où la FCC (Federal Communications Commission) s’est engagée en février dernier dans la voie de sa
« stricte » préservation (8).
En parallèle, dès 2009, le débat sur la neutralité du Net a émergé au sein de l’Union européenne, notamment lors de la révision du Paquet télécom. Face aux oppositions suscitées, seules quelques dispositions et une déclaration de la Commission européenne en faveur de ce principe se sont retrouvées dans le Paquet télécom. Dans une communication en date du 19 avril 2011, la Commission européenne faisait état de l’existence de nombreuses atteintes à la neutralité de l’Internet dans certains pays de l’Union européenne – atteintes révélées par l’Organe des régulateurs européens des communications électroniques (ORECE) dans une consultation publique (9). En réponse à cette préoccupation de plus en plus prégnante, le règlement « Continent connecté » traite, entre autres, de la question de la neutralité du Net. Au cours de l’adoption de ce texte, un accord a été conclu entre la Commission européenne, le Parlement et le Conseil européens le 30 juin 2015. Cet accord consacre notamment
le principe de neutralité du Net.

FAI : accords et gestion du trafic possibles
Le projet de règlement prévoit une définition du principe d’« Internet ouvert » (10).
Ce principe permet aux internautes d’accéder et diffuser librement des contenus et informations, d’utiliser et fournir des applications et des services et d’utiliser des terminaux de leur choix, indépendamment de leur localisation ou de celle du fournisseur ou de l’origine ou destination du service, de l’information ou du contenu. Le texte prévoit également l’interdiction de l’octroi d’un traitement prioritaire payant. Néanmoins, l’accord reconnaît le droit des FAI à conclure des accords avec les utilisateurs finaux fixant des conditions commerciales et techniques spécifiques pour l’accès à Internet (prix, volume, vitesse), à condition que ces accords ne limitent pas la porté du principe de neutralité du Net (11). Tout trafic doit être traité de façon égalitaire, sans discrimination, restriction ou perturbations quel que soit l’émetteur ou le récepteur,
le contenu consulté ou distribué, les applications ou les services utilisées ou fournies, ou les équipements de terminaux utilisés (12).

Vers une réforme plus complète en 2016
Toutefois, le projet de règlement permet aux opérateurs d’appliquer des «mesures de gestion raisonnable du trafic ». Afin d’être jugées raisonnables, elles doivent cependant être transparentes, non discriminatoires, proportionnées et doivent être basées sur des exigences techniques objectives, et non sur des considérations commerciales (13).
Les FAI ne peuvent pas aller au-delà de ces mesures et, en particulier, ils ne peuvent bloquer ou limiter des services que dans un nombre limité de cas, et pour la durée nécessaire (14). A savoir :
pour se conformer aux législations européenne ou nationale auxquelles est subordonné le FAI, par exemple la législation sur la légalité de certains contenus ou services ou la législation sur la sécurité publique, comprenant le droit pénal qui requiert de bloquer l’accès à certains contenus. Il peut également s’agir de se conformer à des décisions judiciaires ou administratives prises en applications de ces législations (15) ;
pour préserver l’intégrité et la sécurité du réseau, des services fournis via ce réseau
et des terminaux d’équipement des utilisateurs, comme par exemple pour prévenir les cyberattaques (16) .
pour empêcher une congestion de réseau imminente et atténuer les effets d’une congestion du réseau exceptionnelle ou temporaire, à condition que les catégories équivalentes de trafic soient traitées de manière identique (17). Le texte précise que cette règle ne s’applique pas aux techniques de compression de données non discriminatoires qui réduisent la taille d’un fichier de données sans modifier son contenu (18). Par ailleurs, les FAI seront toujours en mesure de proposer des services autres que les services d’accès à Internet et qui sont optimisés pour des contenus ou services spécifiques à condition (19) :
que cette optimisation soit nécessaire pour remplir les exigences de qualité du contenu ou du service, pour autant que ces services ne soient pas fournis au détriment de la qualité de l’Internet ouvert ;
que la capacité du réseau soit suffisante pour fournir ces services en plus d’un accès à Internet ;
que ces services ne soient pas proposés comme remplacement d’un service d’accès à Internet ;
que ces services ne soient pas fournis au détriment de la qualité de l’accès général à Internet pour les utilisateurs finaux ;
que le niveau de qualité de service ne puisse pas être assuré par un service d’accès à Internet (20) ;
que l’optimisation ne soit pas un moyen de prioriser un contenu, une application ou un service comparable sur Internet, contournant ainsi les dispositions relatives à la gestion de trafic (21).
L’établissement par les Etats membres de sanctions efficaces, proportionnées et dissuasives applicables au non respect du principe de neutralité du Net est également prévu dans le texte. Les Etats membres devront notifier ces règles à la Commission européenne d’ici le 30 avril 2016. Ces règles deviendront réalité dans tous les Etats membres dès l’application du texte le 30 avril 2016 (22). Ce projet de règlement constitue une première étape vers un marché unique numérique. Le règlement
« Continent connecté », version initiale du projet de règlement, était plus ambitieuse et modifiait l’ensemble des textes constitutifs du Paquet télécom. Toutefois, la Commission européenne avait annoncé que les mesures adoptées par le projet de règlement devront être complétées en 2016, et a lancé le 11 septembre dernier, et jusqu’au 7 décembre inclus, une consultation publique (23) sur « l’évaluation et la révision du cadre réglementaire des réseaux et services de communications électroniques ». @

FOCUS

Le roaming va devenir gratuit pour les Européens
Sur les frais d’itinérance, l’action européenne s’était déjà faite remarquer au travers
de plusieurs règlements (24) qui ont permis une baisse progressive et significative des tarifs d’itinérance de voix, SMS et données au public par l’établissement de plafonds dits « eurotarif ». Le projet de règlement, lui, prévoit la diminution des frais d’itinérance dès le 30 avril 2016 (25), puis leur suppression dès le 15 juin 2017. L’utilisation d’un téléphone mobile – pour des appels, SMS /MMS et données mobiles – au sein de l’Union européenne sera alors facturée aux mêmes tarifs que ceux appliqués dans
le pays d’origine, pour tous les pays de l’Union européenne (26). Le roaming devient ainsi gratuit au sein des Vingt-huit pour les abonnés mobiles européens.
Afin d’éviter les abus potentiels par la possibilité offerte aux consommateurs de s’abonner auprès d’opérateurs autres que leur opérateur national et à des fins autres qu’un usage lors de voyages périodiques, le texte prévoit que les fournisseurs d’itinérance pourront appliquer une politique d’« utilisation raisonnable » les autorisant
à facturer des frais lorsque l’itinérance dépasse le cadre d’une telle utilisation (27). La notion d’« utilisation raisonnable » ainsi que les règles détaillées sur la méthodologie d’évaluation de la viabilité de la suppression des frais d’itinérance devront être définies par la Commission européenne d’ici le 15 décembre 2016 (28). @