Un droit à l’oubli universel applicable à l’Internet mondial semble hors de portée

Il existe plusieurs aspects du droit à l’oubli où les Américains et les Européens pourraient s’entendre, notamment sur l’obligation des plates-formes numériques d’effacer des données personnelles. Mais les différences législatives et culturelles rendent un droit à l’oubli universel illusoire.

Par Winston Maxwell, avocat associé Hogan Lovells LLP

Winston MaxwellL’Etat de Californie vient d’adopter une loi sur le droit à l’oubli numérique. La loi californienne, surnommée la loi Eraser Button (ou loi « gomme ») et promulguée par le gouverneur Jerry Brown le 23 septembre dernier, va moins loin que la proposition européenne sur le droit à l’oubli, mais elle démontre qu’un timide rapprochement entre les Etats-Unis et l’Europe est possible sur ce sujet ultra sensible.
La loi californienne vise le cas spécifique des mineurs de moins de 18 ans qui souhaitent effacer les données postées sur Facebook ou sur d’autres plates-formes numériques. La loi « gomme » obligerait les plates-formes du Net à fournir un moyen efficace pour assurer cet effacement.

Loi « gomme » de Californie : un droit à l’oubli à partir du 1er janvier 2015
Le législateur californien cite le problème des photos postées sur Facebook ou sur d’autres réseaux sociaux qui peuvent gêner lors de la recherche d’un emploi ou lors d’une demande d’admission à une université.
Les plates-formes ont jusqu’au 1er janvier 2015 pour mettre ce mécanisme d’effacement en oeuvre. Les auteurs de la loi californienne indiquent que certaines d’entre elles, dont Facebook, fournissent déjà un mécanisme permettant la suppression de données postées par les utilisateurs.
L’objectif de la loi est de rendre ce mécanisme obligatoire pour l’ensemble des plates-formes utilisées par les résidents californiens de moins de 18 ans.
Contrairement à la proposition européenne sur la protection des données et de la vie privée, la loi californienne n’obligerait pas les plates-formes à aller chercher des informations ailleurs sur Internet. La proposition européenne les obligerait à prendre toutes les mesures raisonnables, y compris les mesures techniques, pour informer d’autres prestataires de la demande d’effacement. Le législateur californien reconnaît qu’un nettoyage total d’Internet serait impossible. Une fois qu’une photo est reprise par d’autres internautes, sa suppression totale devient impossible. L’autre grande différence entre la loi californienne et le projet de règlement européen est que la première ne s’applique qu’aux mineurs de moins de 18 ans, alors que le projet de règlement s’appliquerait à l’ensemble des citoyens européens. Le droit à l’oubli comporte plusieurs facettes. Le droit d’un individu d’exiger l’effacement des données qu’il a lui-même fournies est l’aspect le moins controversé du droit à l’oubli. Ce droit existe déjà dans la directive européenne 95/46/CE (1) et dans la loi française informatiques et libertés (2).

Les choses se compliquent lorsqu’il s’agit de données fournies par un tiers. S’il s’agit
de données publiées par un journaliste, une demande de retrait se heurtera à la liberté d’expression. C’est l’avis de l’avocat général de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) dans l’affaire « Google Espagne c/ AEPD ». Dans cette affaire, un individu a souhaité rendre moins visible sur Internet des articles de presse sur ses problèmes financiers antérieurs. L’autorité espagnole de protection des données a ordonné à Google de dé-référencer ces articles au sein de son moteur de recherche. L’avocat général Niilo Jääskinen a estimé qu’une telle demande de dé-référencement constitue une forme de censure qui serait contraire à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales (3). La CJUE rendra sa décision en décembre 2013, et cette décision pourrait avoir un impact sur le futur règlement européen.

Le droit à l’image et à la vie privée
Un autre aspect délicat du droit à l’oubli concerne les photos postées par des personnes autres que l’individu lui-même. Si une personne poste une photo de groupe, est-ce que chaque personne prise dans la photo pourra exiger son retrait ? Cette question n’est pas tranchée par la proposition de règlement européen, et nécessitera forcément un examen au cas par cas par un juge. Ce problème n’est pas nouveau : la jurisprudence est riche d’exemples où la publication d’une photo est en violation du droit à l’image d’une personne ou en violation de son droit au respect de la vie privée. Cet aspect de la protection de la vie privée est reconnu aux Etats-Unis depuis le début du XXe siècle. En 1890, deux éminents juristes américains ont écrit un article intitulé The Right to Privacy (4).

Equilibre avec la liberté d’expression
Cité par l’avocat général dans l’affaire Google Espagne c/ AEPD, cet article historique préconise la création d’un nouveau droit sur la protection de la vie privée – notamment pour faire face à la nouvelle menace des petits appareils photos Kodak. Ces juristes voyaient dans les petits appareils photo, et la republication des photos dans la presse, une intrusion intolérable dans la vie privée des citoyens. Ils plaident pour un nouveau
droit de tranquillité pour un citoyen – the right to be let alone. Le droit américain reconnaît encore aujourd’hui la possibilité pour une personne d’obtenir le retrait d’informations
qui empiètent sur les aspects privés de sa vie. Ce droit est inscrit dans la constitution californienne. Il est reconnu dans la jurisprudence de la plupart des Etats américains. Cependant, puisque la frontière de la vie privée varie selon chaque individu, il n’est pas possible de donner aux internautes un droit d’oubli absolu en la matière. L’intervention
d’un juge est nécessaire afin d’équilibrer les droits parfois contradictoires en présence.

Un dernier aspect du droit à l’oubli concerne l’accessibilité par le public aux données collectées par l’Etat. Chaque pays reconnaît à ses citoyens le droit d’avoir accès à certains documents administratifs. En France, les demandes d’accès à ces documents sont gérées par la CADA (5), une autorité administrative indépendante qui tente de trouver un équilibre entre le droit à la transparence et le droit au respect de la vie privée. Chaque pays essaie d’établir un équilibre entre ces droits. Le niveau de transparence varie entre les pays, même au sein de l’Union européenne. Le droit à l’oubli pourrait menacer la disponibilité, voire l’existence, des archives publiques. C’est en tout cas la crainte de l’Association des archivistes français (AAF), pour qui le règlement européen risquerait d’imposer une « amnésie collective » s’il exigeait l’effacement d’archives par l’Etat. La disponibilité des archives publiques peut conduire à des situations choquantes. Le New York Times a révélé le cas de sites web qui collectent et publient sur Internet des photos de personnes prises lors de leur arrestation aux Etats-Unis (6). Ces sites font l’objet de contentieux aux Etats-Unis afin d’obtenir leur fermeture. Certains Etats envisagent de légiférer.
Le dernier aspect du droit à l’oubli concerne la création de « profils de solvabilité » des consommateurs. Les Etats-Unis ont imposé un droit à l’oubli en matière d’incidents de paiement, interdisant la création de fichiers afférant à ceux-ci incluant des faits négatifs datant de plus de sept ans (7). En France, ce délai est de cinq ans. Il y a là une convergence sur les principes, même si le délai varie un peu.
En conclusion, il existe plusieurs aspects du droit à l’oubli sur lesquels les Américains et les Européens pourraient s’entendre, y compris notamment sur la question de l’effacement de données postées sur les plates-formes numériques. Pour d’autres aspects du droit à l’oubli, un consensus sera difficile à trouver compte-tenu des différents droits en présence, et des différences de culture.
Un universitaire américain a publié fin septembre 2013 une étude sur le droit à l’oubli aux Etats-Unis et en Europe (8). Elle pose la question de l’éventuelle reconnaissance aux Etats-Unis d’un droit à l’oubli européen par rapport au premier amendement de la Constitution américaine (9). Cet universitaire voit une similitude avec l’affaire Yahoo!,
dans laquelle ce dernier a demandé à un tribunal américain de juger la légalité d’une décision française ordonnant le blocage d’un site de vente d’objets nazis.

Droit à l’oubli à géométrie variable
Le droit à l’oubli étant fortement lié à la culture de chaque pays, l’établissement d’un droit à l’oubli unique, reconnu partout en Europe et aux Etats- Unis, semble illusoire. On pourrait voir émerger un droit à l’oubli à géométrie variable selon le pays, et ce même au sein de l’Union européenne. Cela pourrait conduire à une situation insolite, où la mémoire numérique de chacun varie selon le pays à partir duquel on cherche l’information. Un utilisateur en Espagne ne verrait plus l’article de presse incriminé, en revanche un utilisateur en France ou aux Etats- Unis pourrait le lire… @