Vidéo à la demande : la France s’adapte au dumping réglementaire

Le décret du 12 novembre 2010 impose des obligations de financement du cinéma français et européen aux services de médias audiovisuels à la demande (SMAd). Il prend en compte les inquiétudes du CSA, mais le risque de dumping réglementaire demeure.

Par Rémy Fekete (photo), avocat associé, et Alexandre Entraygues, avocat, Gide Loyrette Nouel.

Le gouvernement français avait fustigé dès 2009 la distorsion de concurrence entre les plateformes de musique en ligne iTunes et AmazonMP3, lesquels paient la TVA au Luxembourg (3 % sur la part liée aux droits d’auteur, soit sur environ 75 % du prix de vente), tandis que la Fnac et Virgin paient la TVA en France à hauteur de 19,6 %. Cette menace d’un déséquilibre entre le dispositif français, réputé lourd et contraignant, et d’autres dispositifs plus “accueillants” est à nouveau revenue sur le devant de la scène à l’occasion du décret relatif aux services de médias audiovisuels à la demande (SMAd).

France-Luxembourg : risque de tension
C’est le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) qui, cette fois, a alerté le gouvernement, dans son avis du 27 septembre 2010, sur les obligations excessives résultant du projet de décret français, avec le risque d’une pénalisation des services installés en France face à leurs homologues étrangers puis d’une délocalisation vers d’autres juridictions.
Le décret, finalement adopté le 12 novembre dernier (1), a partiellement pris en compte
les inquiétudes manifestées par le CSA sans pour autant amorcer le virage préconisé.
Il reste que cette tension entre la France et son voisin européen luxembourgeois peut sembler paradoxale dans la mesure où le décret français est pris en application d’une directive européenne (2), dont l’objectif est justement d’harmoniser les législations au
sein de l’Union, et, en l’espèce, de créer un régime spécifique aux SMAd, notamment
de contribution au financement et à la promotion des œuvres cinématographiques et audiovisuelles européennes.
La libéralisation du marché audiovisuel au sein de l’Union européenne a véritablement débuté avec la directive de 1989 sur les services de télévision dite “Télévision sans frontières” (3) et a été poursuivie jusqu’à la directive 2007/65/CE du 11 décembre 2007, laquelle a étendu la réglementation communautaire aux services de médias audiovisuels non linéaires. L’objectif de ces directives a été principalement de permettre à chaque opérateur de choisir l’Etat dans lequel il souhaitait s’implanter et de fournir librement des prestations de services dans tous les pays de l’Union. Cette oeuvre de libéralisation repose essentiellement sur deux principes :
• La règle du pays d’origine. Selon cette règle, seule la loi applicable dans le “pays d’origine” du prestataire de services a vocation à lui être appliquée, à l’exclusion de toutes les autres. Des critères sont mis à disposition afin de désigner l’Etat membre habilité à régir les activités d’un fournisseur de services de médias audiovisuels (4). Ainsi, seule la réglementation du pays ayant compétence, c’est-à-dire le pays d’origine, doit s’appliquer. Un éditeur de SMAD installé au Luxembourg est normalement soumis à la loi luxembourgeoise, même dans le cadre des prestations offertes aux consommateurs français.
• L’harmonisation des réglementations. Un véritable marché commun se doit de présenter une certaine homogénéité réglementaire. Or, l’harmonisation des règles applicables aux SMAd dans la directive est particulièrement minimaliste. L’article 13,
par exemple, prévoit seulement que les Etats membres imposent aux SMAd relevant
de leur compétence – « lorsque cela est réalisable et par des moyens appropriés » –
la promotion des œuvres européennes (contribution financière à la production, acquisition des droits ou part/place importante réservée dans leurs catalogues).
Cette réglementation peu contraignante devait nécessairement aboutir à une disparité forte entre les différents dispositifs nationaux (5).

Dispositif français à rude épreuve
En France, le décret adopté manifeste la volonté du gouvernement de dépasser les principes contenus à l’article 13 de la directive et d’instaurer une réglementation inspirée de celle applicable aux services télévisuels, comprenant notamment des règles détaillées sur la publicité et surtout des pourcentages du chiffre d’affaires devant être investis au soutien de la production européenne et française (6).
Ainsi, s’agissant des services de vidéo à la demande (VOD) à l’acte, qui constituent aujourd’hui l’essentiel du marché de la VOD, la contribution obligatoire est de 15 % du chiffre d’affaires pour les œuvres européennes (dont 12 % pour les œuvres françaises). La contribution varie entre 15 % (dont 12 % pour les œuvres françaises) et 26 % (dont
22 % pour les œuvres françaises) pour la VOD par abonnement.
Le contexte européen risque de mettre ce dispositif français à rude épreuve. En effet,
le cadre juridique mis en place par la directive, s’il vise à stimuler la circulation transfrontalière des services, ne décourage pas les comportements opportunistes d’opérateurs installés dans des pays à faible exigence réglementaire. Le risque de dumping réglementaire de certains Etats membres semble d’autant plus vraisemblable que les caractéristiques propres aux SMAd en font des services plus sujets à commercialisation transnationale que les services de télévision (7) (lire encadré
ci dessous).

Anti-contournement : décret en vue
Le CSA a d’ailleurs insisté, dans son avis du 27 septembre dernier, sur “le risque
de délocalisation des [SMAd], particulièrement aisée pour des services en ligne.” Ajoutons que ce risque est amené à croître dans les prochaines années du fait du développement des “téléviseurs connectés”, lesquels devraient aider à banaliser l’accès aux SMAd circulant sur le web, que ceux-ci soient édités sur le territoire de réception
ou dans un autre Etat membre. Le risque de délocalisation d’opérateurs mus exclusivement par une logique de « forum shopping » paraît d’autant plus inquiétant que le dispositif anti-contournement prévu par la réglementation européenne semble peu efficace lorsqu’il est appliqué aux SMAd. En France, un décret d’application de l’article 66 de la loi de transposition du 5 mars 2009 est en cours d’adoption, dont le projet a d’ailleurs été notifié à la Commission européenne le 8 mars 2010, afin de détailler la procédure qui habilitera le CSA à soumettre un SMAd “étranger” aux règles françaises. Ce décret précisera des critères permettant de déterminer si le service
est principalement destiné au public français : l’origine des recettes publicitaires ou d’abonnement, la langue principale du service, l’existence de programmes ou de publicités visant spécifiquement le public français… On peut toutefois s’interroger sur
la pertinence de ces critères, notamment lorsqu’on se trouve face à un site Internet d’origine américaine, installé au Luxembourg et proposant des SMAd à travers toute l’Europe. Sur ce genre de sites, il est probable que les consommateurs, et donc les annonceurs, proviennent de différents pays et qu’ils contiennent, en conséquence, une fonctionnalité adaptant instantanément la langue d’usage. A l’évidence, le rattachement à un seul Etat deviendra délicat. L’échelon national parait d’ailleurs moins pertinent lorsqu’il s’agit de réglementer l’exploitation de produits culturels.

Montée en charge et clause de rendez-vous
Dans son avis du 27 septembre 2010, le CSA a marqué un désaccord très net avec l’approche du gouvernement telle qu’elle ressortait du projet de décret qui lui était soumis par la DGMIC. Celle-ci faisait la part belle aux obligations de contribution à la production des œuvres cinématographiques et audiovisuelles et à l’exposition des œuvres d’expression originale française et européennes, en allant au-delà des règles européennes. En réalité le projet de décret se proposait essentiellement d’étendre
aux SMAD les mécanismes régissant la diffusion télévisuelle, moyennant quelques adaptations. Ainsi, les taux maximum de contribution à la production étaient proches
de ceux appliqués aux services télévisuels payants mais les SMAD ayant un chiffre d’affaires annuel net inférieur à dix millions d’euros étaient exonéré de toute contribution. La version finale du décret adoptée le 12 novembre a, certes, maintenu
les taux de contribution des services à la demande par abonnement mais a prévu une montée en charge sur trois ans (au lieu de cinq ans, comme le préconisait le CSA) à raison de 2 % par an, soit 22 % la première année, 24 % la deuxième année, et 26 %
la troisième pour le taux maximum.
En outre, le pouvoir exécutif a entendu la revendication du CSA en faveur d’une clause
de rendez-vous (8) afin d’évaluer la pertinence des dispositions et de les adapter, le cas échéant, à l’évolution du marché. @

ZOOM

Caractère transnational des SMAd
Les plateformes de SMAd sont souvent conçues, plus que les services de télévision, pour être commercialisées auprès des populations de plusieurs Etats. Un service de télévision est, en général, édité dans une seule langue alors que le catalogue de programmes proposé par un SMAd pourra facilement être mis à disposition en version multilingue et ne visent pas nécessairement l’une ou l’autre des populations de l’Union. De plus, les SMAd constituent des services massivement accessibles en ligne. Tandis que la télédiffusion sur le web reste, au contraire, minoritaire parmi les modes de distribution. Le CSA a d’ailleurs insisté, dans son avis du 27 septembre 2010, sur “le risque de délocalisation des [SMAd], particulièrement aisée pour des services en ligne.” Ajoutons que ce risque est amené à croître dans les prochaines années du fait du développement des “téléviseurs connectés”, lequels devraient banaliser l’accès aux SMAd circulant sur le web, que ceux-ci soient édités sur le territoire de réception ou dans un autre Etat Membre. Le risque de délocalisation d’opérateurs mus exclusivement par une logique de dumping réglementaire parait d’autant plus inquiétant que le dispositif anti-contournement prévu par la réglementation européenne semble peu efficace lorsqu’il est appliqué aux SMAd.