Vers une protection juridique de la neutralité du Net

Alors que la consultation de l’Arcep s’est achevée le 13 juillet – avec 40 contributions reçues et des « recommandations » prévues pour septembre
– et que le rapport du gouvernement va être remis au Parlement, le débat
sur la neutralité des réseaux prend une envergure européenne.

Par Hervé Castelnau (photo), avocat associé, et Thibaut Kazémi, avocat à la Cour, Norton Rose LLP

Le 30 juin dernier, la Commission européenne a lancé une consultation publique sur la neutralité de l’Internet. Il s’agit notamment pour la direction générale de Neelie Kroes de recueillir des avis sur les problématiques relatives à la gestion
du trafic qui sont liées à la neutralité des réseaux.
L’exécutif européen souhaite ainsi vérifier que les nouvelles règles applicables en matière de télécommunications seront suffisantes pour régler ces difficultés. Cette dernière initiative s’ajoute aux nombreuses réflexions qui ont été ou sont actuellement menées au niveau national, tant en France qu’à l’étranger.

« Tout le monde en parle mais… »
« La neutralité du Net, tout le monde en parle mais tout le monde ne met pas la même chose sous ce terme », avait lancé Nathalie Kosciusko- Morizet, secrétaire d’Etat chargée de la Prospective et du Développement de l’économie numérique, en février dernier (1). La neutralité de l’Internet n’est pas expressément définie par la loi, mais est communément entendue comme un principe garantissant un accès à tous les services Internet, sans discrimination quant à la source ou au destinataire, de manière transparente et à la même vitesse.
La question de la neutralité du Net se pose à trois niveaux. D’abord au niveau
« déontologique » : car ce principe conduit à s’interroger sur la légitimité de l’ingérence
des opérateurs de réseaux sur les contenus – dans la mesure où ces derniers ne sont pas illicites. Ensuite, au niveau juridique : en ce que certaines pratiques de gestion des données transmises – consistant à favoriser certains flux, à les dégrader ou à les bloquer (concernant notamment la téléphonie IP, les systèmes peer to peer ou les newsgroups) – peuvent porter atteinte au jeu de la libre concurrence. Enfin au niveau économique : avec la question de la répartition des coûts des infrastructures nécessaires à assurer la neutralité du Net entre les différents acteurs du marché des télécommunications et notamment les opérateurs de réseaux, les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) et les utilisateurs finaux. Les réflexions et débats sur la neutralité du Net ont été et restent plus vifs aux Etats-Unis qu’en Europe. Cela tient essentiellement à des différences profondes dans la structure des marchés de ces régions. Aux Etats-Unis, l’utilisateur souhaitant accéder à Internet en haut débit n’a que rarement le choix entre plus de deux fournisseurs d’accès. Dans ces conditions, les risques pesant sur la neutralité des réseaux sont évidemment exacerbés. En Europe, la réglementation en matière de concurrence a contribué à la mise en place d’un marché du haut et très haut débit concurrentiel.
Aux Etats-Unis, l’autorité fédérale de régulation des télécommunications (la FCC)
milite en faveur d’une réforme globale de la législation américaine en matière de communication aux fins de consacrer la neutralité du net et, dans cette optique,
a retenu quatre principes généraux dont elle prône la codification.

Voie ouverte par la FCC aux Etats-Unis
Le principe d’universalité tout d’abord, au nom duquel tout utilisateur doit pouvoir se connecter au réseau et accéder à un contenu. En vertu d’un principe d’ouverture, l’utilisateur doit par ailleurs être libre de choisir son FAI et son fournisseur de contenu
ou de services. Conformément à un principe de non-discrimination, les opérateurs de réseau ne devraient pas restreindre ou favoriser certains contenus licites par rapport
à d’autres. Enfin, la FCC accepte que les opérateurs puissent procéder à une certaine gestion du trafic dès lors que celle-ci reste raisonnable au regard des trois principes susvisés et qu’elle est par ailleurs effectuée, conformément au principe prôné par la
FCC, de manière transparente vis-à-vis des utilisateurs.
Au niveau communautaire, le Paquet Télécoms (2), qui doit être transposé en droit interne au plus tard en mai 2011, comprend trois dispositions posant quelques premiers jalons en vue d’une meilleure protection de la neutralité de l’Internet.

Paquet télécom : transposé d’ici mai 2011
• En premier lieu,
la Directive « service universel » (3) élargit le champ d’application
de l’obligation de transparence à laquelle les opérateurs de télécommunications sont tenus dans l’hypothèse où ces derniers mettraient en place des politiques de gestion de trafic ou pratiqueraient des restrictions d’usage. Cette obligation de transparence devra s’appliquer non plus seulement aux seuls consommateurs mais aussi à tous les utilisateurs finaux, professionnels et personnes morales. Les obligations d’information
des opérateurs de communication dans les contrats de consommation seront également renforcées. En ce sens, les entreprises fournissant des réseaux publics de communications électroniques et/ ou des services de télécommunications devront fournir des « informations transparentes, comparables, adéquates et actualisées concernant les prix et les tarifs pratiqués, les frais dus au moment de la résiliation du contrat ainsi que les conditions générales, en ce qui concerne l’accès aux services fournis par lesdites entreprises aux utilisateurs finals et aux consommateurs et l’utilisation de ces services » (4).

• En second lieu, les autorités de régulation nationales disposeront d’une nouvelle compétence en matière de fixation des conditions minimales de qualité de service. L’article 22 de la Directive Service universel précise en effet qu’« afin de prévenir la dégradation du service et l’obstruction ou le ralentissement du trafic sur les réseaux,
les États membres veillent à ce que les autorités réglementaires nationales soient en mesure de fixer les exigences minimales en matière de qualité de service imposées
à une entreprise ou à des entreprises fournissant des réseaux de communications publics».
Ce nouveau pouvoir sera encadré par la Commission européenne, qui contrôlera au préalable les raisons sur lesquelles se fondent les autorités réglementaires nationales pour intervenir, les exigences envisagées et la démarche proposée par l’autorité de régulation nationale concernée.

• En troisième lieu enfin, l’article 20 de la Directive « cadre » (5) élargit la compétence des autorités nationales de régulation en matière de règlement des différends. Auparavant, la compétence des autorités nationales de régulation était limitée aux litiges entre opérateurs. Désormais les conflits opposant un opérateur à un prestataire de service tel qu’un éditeur de contenu pourront être soumis à ces institutions (6). Cependant, le texte communautaire envisage exclusivement les recours formés par un prestataire de service à l’encontre d’un fournisseur d’accès à Internet afin d’accéder de manière raisonnable à Internet. Les recours qui seraient dirigés par un fournisseur d’accès à Internet contre un prestataire de service ne sont pas a priori envisagés.
Les dispositions européennes (non encore transposées en droit français) semblent
ainsi offrir un cadre juridique adapté aux aménagements entre le principe de neutralité
et les éventuelles pratiques de gestion de trafic par les fournisseurs d’accès à Internet.
La consultation publique lancée par la Commission le mois dernier annonce peut-être
un aménagement de ce cadre.
A ce jour, le principe de la neutralité du Net n’est envisagé par le droit français que de manière limitée. L’article L. 32-1 du Code des postes et des communications électroniques a ainsi introduit la notion générale de « neutralité au regard du contenu des messages ». La réglementation française se fait plus précise dans le cadre des contrats de consommation et impose aux fournisseurs d’accès à Internet (FAI) de fournir à l’utilisateur final un ensemble d’informations minimales (7).

Un cadre juridique à étoffer
La transposition des nouvelles dispositions du « Paquet Télécoms » devrait donc constituer pour le législateur une excellente occasion de renforcer et d’élargir ces garanties. Dans ce cadre, Nathalie Kosciusko-Morizet a lancé en avril dernier une consultation publique sur ce thème après avoir désigné un groupe d’experts chargé d’accompagner la réflexion gouvernementale (8). Participant du même mouvement, l’Arcep a mis en consultation publique en mai 2010 – et jusqu’au 13 juillet dernier
(lire p. 3) – un document de travail reprenant ses éléments de réflexion et ses
premières orientations sur le sujet, prévoyant en outre de publier en septembre
des recommandations. Les résultats de l’ensemble de ces réflexions et démarches participatives devraient nourrir le rapport que le gouvernement est censé remettre prochainement au Parlement sur la neutralité de l’Internet. @