L’achronie des médias

Enfant, il fut un temps où nous avions à composer avec
une certaine forme de rareté, qui, si elle était à l’origine d’une sourde frustration, aiguisait en même temps notre désir et nourrissait nos rêves. Le dernier Disney n’était alors visible qu’à Noël au cinéma et, le reste de l’année, par de courts extraits sur nos écrans de télévision. Il nous fallut attendre l’âge adulte pour voir et revoir enfin ces films, qui perdirent en même temps une part de leur mystère. Il fallait également qu’une nouvelle économie des droits de diffusion télé puis vidéo crée une chaîne d’exploitation cohérente et très rentable. C’est en effet avec la télévision que l’idée d’une chronologie des médias s’est peu à peu mise en place. Avec l’équipement massif des ménages en postes de télé durant les années 60 et la baisse concomitante et régulière de la fréquentation des salles, les chaînes ont accepté l’usage d’un long délai après la sortie des films en salle.

« Ce n’est plus la chronologie qui structure le paysage audiovisuel mais les modes de réception. Quand un film sort, il doit être disponible partout, très vite, afin de bénéficier d’une visibilité maximale sur tous les écrans »

En France, une période de 5 ans a longtemps prévalu, tant que l’audiovisuel était public
et que le nombre de chaînes restait excessivement limité. C’est l’arrivée de la vidéo à domicile qui a finalement imposé l’intervention du législateur au début des années 80.
En 2005, il fallait attendre 6 mois entre l’exploitation en salle et la sortie des DVD,
33 semaines pour la diffusion en VoD, 9 mois pour la TV en pay-per-view, 12 mois
pour la TV cryptée par abonnement et au-delà de 24 mois pour les chaînes non cryptées gratuites. Ce bel ordonnancement à la française, organisé par la loi et codifié au niveau de l’Union européenne à la fin des années 1980, avait sa correspondance libérale aux Etats-Unis où les fenêtres de diffusion se réglaient par contrat, film par film, entre les différents intéressés.
Quelles que soient les modalités retenues, le système a du rapidement s’adapter, au tournant de 2010, à la nouvelle donne imposée par la révolution numérique. Désormais,
la chronologie des médias était directement négociée par les instances professionnelles, sans recours au législateur. La première concession, après d’âpres débats, fut d’assouplir le nouveau calendrier en le raccourcissant de 2 mois et en le simplifiant, notamment en alignant celui de la VoD aux DVD. A peine mise en place, cette évolution était cependant déjà dépassée : une part croissante de la population avait fait l’expérience d’une consommation de vidéos et de programmes quasiment en continu et libérée du temps, prémice d’une véritable achronie des médias. Comme pour la musique en son temps, les utilisateurs ont rapidement adapté leurs pratiques aux possibilités offertes par les nouveaux modes de diffusion sur les multiples écrans. Ils ont également devancé les offres légales qui ont tardé à se mettre en place. Avec le site Megavideo, la vidéo eut, à l’instar de Napster pour la musique, son service illégal plébiscité par les internautes pour sa facilité d’utilisation, la richesse de son catalogue et sa gratuité… Même les créateurs ont contribué à cette évolution en multipliant les expériences visant à faire exploser l’antique chronologie : en 2010, Jean-Luc Godard transgressa la loi en rendant son long métrage « Film Socialisme » disponible en VOD, le jour même de sa programmation à Cannes, et 2 jours avant sa sortie en salle.
A force de se contracter, la chronologie n’exista plus et en tout cas ne fut absolument
plus perceptible par le commun des utilisateurs. Ce n’est plus la chronologie qui structure le paysage audiovisuel mais les modes de réception. Quand un film sort, il doit être disponible partout, très vite, afin de bénéficier d’une visibilité maximale sur tous les écrans, de la salle la plus sophistiquée au terminal de poche le plus simple. Quand une série est programmée, la chaîne qui en détient les droits doit pouvoir l’exploiter de la première diffusion à la catch-up TV, en passant par les produits dérivés. Les maîtres mots sont désormais : exclusivité, événement et marque forte. Malgré tout, le temps
n’a pas été aboli, et les distributeurs ont dû apprendre à gérer, rentabiliser et rendre accessible leur catalogue en affinant les principes de gestion de ce que Chris Anderson popularisa en 2004 sous le terme poétique de « longue traîne ». @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2020 » : Enfance 3.0
Depuis 1997, Jean-Dominique Séval est directeur marketing et
commercial de l’Idate. Rapport sur le sujet : « Future Télévision :
Stratégies 2020 » (Market & Data Report) par Gilles Fontaine.