Pourquoi l’opérateur télécoms SFR fait de la presse un produit d’appel comme la télé et la vidéo

Augmenter l’ARPU ! Tel est le leitmotiv d’Altice, la maison mère de SFR. Pour que ce revenu moyen par abonné soit plus élevé, l’opérateur télécoms remplit ses tuyaux de contenus. La presse devient un produit d’appel, comme la télé et la vidéo. Mais convergence rime-t-elle avec indépendance ?

« Informée de l’intégration du groupe Altice Media – auquel appartient Libération – dans le groupe SFR, la Société des journalistes et du personnel de Libération (SJPL) fait part de
sa vigilance quant aux conséquences de ce rapprochement »,
a prévenu le 26 avril dernier l’organisation de salariés du journal Libération, lequel avait été racheté par le milliardaire Patrick Drahi (photo de gauche) à l’été 2014.

La presse soluble dans la convergence
« Dans les prochains jours, la version numérique de Libération deviendra accessible aux abonnés SFR. Conscients de l’opportunité de diffusion que peut représenter une telle nouveauté, la SJPL tient néanmoins à rappeler l’impératif de totale d’indépendance de la rédaction inscrit dans le pacte signé en 2015 par les actionnaires et la direction
du journal. A l’intégration renforcée entre diffuseur et diffusé, doivent répondre des garanties d’indépendance très strictes », préviennent- elle, tout en craignant que ce nouvel écosystème qu’induit la convergence numérique soit un risque pour le quotidien – « celui de devenir dépendant d’un diffuseur numérique, d’autant plus qu’il s’agit de notre actionnaire majoritaire ».
Deux jours après les mises en garde de la SJPL, c’est au tour du Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (Spiil) de dénoncer cette fois les multiples conflits d’intérêts de la filialisation d’Altice Media Group (Libération, L’Express, L’Expansion, L’Etudiant, Stratégies, Point de vue, …), au sein de l’opérateur télécoms SFR. « Le projet de SFR soulève des questions déontologiques qui auront des répercussions sur l’ensemble du secteur. L’indépendance des éditeurs de presse à l’égard de tout intérêt extérieur aux médias est la clé du développement pérenne du secteur. (…) La convergence entre les “contenus” et les “contenants” – et la mise sous tutelle des premiers par les seconds – posent des questions sur le maintien d’une concurrence équitable au sein du secteur. (…) La liberté de distribution et l’égalité de traitement des différents titres, qui sont au fondement de la politique publique de régulation et d’appui à la diffusion de la presse écrite, sont menacées par un tel schéma », affirme Jean-Christophe Boulanger, président du Spiil, syndicat créé en 2009 et réunissant aujourd’hui 150 éditeurs indépendants. Pour Laurent Joffrin, directeur de la rédaction de Libération, rien de nouveau sous le soleil médiatique : « Altice Media Group, la société qui détient Libération, elle-même possédée par Patrick Drahi, va devenir la propriété de Numericable-SFR, société détenue par Patrick Drahi. Ce changement se résume ainsi pour Libération à un non-changement », a-t-il estimé dans un éditorial publié le 26 avril. Mais il a quand même tenu à préciser que « les statuts du journal,
et notamment la charte qui garantit son indépendance rédactionnelle, continuent de s’appliquer selon des modalités strictement identiques à ce qu’elles étaient depuis toujours, avec, en bout de chaîne, le même actionnaire de référence ». Et de justifier l’opération de fusion-absorption du contenu par le contenant en expliquant qu’« il s’agit en fait, non de modifier la gouvernance de Libération, mais de rapprocher, dans l’intérêt commun, un journal et un opérateur télécoms capable de lui offrir des possibilités nouvelles de diffusion ».
Même assurance du côté d’Alain Weill, PDG fondateur de NextRadioTV devenu le patron des médias et de la publicité du groupe multimédia SFR : « Tous les médias
du groupe resteront indépendants », y compris Libération qui devrait en outre avoir en 2017 sa propre chaîne « Libé Télé ». Le groupe NextRadioTV, qui comprend BFM TV, BFM Business RMC RMC Découverte (1), est détenu à hauteur de 49 % de son capital par SFR Médias depuis décembre 2015.

SFR veut « révolutionner » la presse
Ces interrogations légitimes, sur les risques que font peser la concentration et la convergence sur les médias en général et sur la presse en particulier, sont exprimées au moment où une proposition de loi vise à renforcer la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias (2) (*) (**) – dont l’adoption devrait intervenir d’ici l’été prochain (voir encadré page suivante).
Après s’être emparé de Libération en 2014, Patrick Drahi a ensuite racheté en février dernier L’Express et L’Expansion au groupe belge Roularta. Ainsi était né Altice Media Group, qui intégrait par ailleurs la chaîne d’information en continu israélienne i24 News.

Pour Michel Combes (photo de droite), le PDG de SFR, le deuxième opérateur télécoms français doit se diversifier dans les contenus et devenir un kiosque numérique à journaux ouvert à toute la presse. Pour ses 17 millions d’abonnés mobile, l’option est incluse dans le forfait. Pour les non-abonnés au kiosque de journaux en ligne, c’est 19,99 euros par mois. « Notre conviction est que les opérateurs mobile vont devenir
de nouveaux acteurs de la distribution de la presse, mais pour cela, il faut ouvrir les vannes », déclare-t-il dans Challenges daté du 28 avril, quitte à promettre que « SFR Presse va révolutionner l’accès et l’usage de la presse écrite ».

Les journaux payés à l’accès
Les journaux seront payés en fonction des consultations d’articles en ligne, que les cyberlecteurs pourront chercher par mots-clés. Cependant, rien n’empêche que le bouquet « presse » devienne un jour payant comme ce sera le cas à terme pour les bouquets « sport ». « Les médias permettent de rendre attractives les offres des opérateurs télécoms et les aider à fidéliser leurs clients », assure encore Michel Combes.
Mais le modèle de diffusion massive essentiellement financé par la publicité – évoqué dans les rédactions, dont celle de L’Express – peine à convaincre les journalistes qui émettent des doutes sur sa viabilité économique. « Drahi considère l’information comme un gadget, un cadeau Bonux pour les possesseurs de forfait mobile », regrette un journaliste de l’hebdomadaire fondé par Jean-Jacques Servan-Schreiber et Françoise Giroud, cité dans Marianne du 29 avril.
« SFR Presse » est le nom, qui pré-existait déjà jusqu’en septembre 2014, de ce nouveau kiosque numérique qui va proposer non seulement les dix-sept titres du groupe, mais aussi à terme d’autres journaux et magazines. Depuis près de deux ans, c’était la société LeKiosk qui assurait le service pour l’opérateur télécoms. Désormais, SFR Presse et LeKiosk vont cohabiter ; les cinq crédits par mois permettant d’accéder aux titres du second ne seront plus décomptés s’il s’agit de journaux ou magazines de l’ex-Altice Media Group. « En tant que client Extra SFR [l’option doit être activée, ndlr], vous avez accès en illimité en l’ensemble des titres de l’offre SFR Presse », précise LeKiosk.com. La presse devient un produit d’appel pour les télécoms, comme la vidéo
à la demande (VOD) et la télévision étendue au rattrapage (TVR), SFR ayant comme objectif de reconquérir des clients après en avoir perdu près de 1 million dans le mobile en 2015 et d’augmenter l’ARPU (3) stabilisé à seulement 21,8 euros par mois. Dans le fixe, la base d’abonnés est aussi en baisse à 6,3 millions pour un ARPU en recul à 33,9 euros par mois. Le paradoxe de cette convergence est que la presse en perte de vitesse devient un « cadeau Bonux » dans la grande « lessive » SFR, elle même en perte de vitesse depuis son rachat par Numericable en 2014 via la holding Altice de Patrick Drahi…
Il s’agit aussi de faire converger les données des activités télécoms, web médias et applications mobiles dans un Big Data, afin de mieux les monétiser par la publicité en ligne et ciblée. Cela relèvera de la responsabilité d’Alain Weill en concertation avec Michel Paulin, lequel dirige l’activité télécoms depuis le 9 mai dernier. Dans les contenus proposés par l’opérateur télécoms, SFR Presse côtoiera SFR News offrant les quatre chaînes existantes (BFM TV, BFM Business, i24news et RMC Découverte), auxquelles s’ajouteront les chaînes BFM Sport et BFM Paris (respectivement en juin et en octobre), ainsi que SFR Sport constitué de cinq chaînes consacrées aux sports, et SFR Play intégrant le service de SVOD Zive. Jean-Marie Messier en avait rêvé (4) ; Patrick Drahi veut le faire ! @

Charles de Laubier

ZOOM

Loi sur l’indépendance des médias : impasse sur la concentration
La proposition de loi visant à renforcer la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias (5), qui revient au Sénat les 25 et 26 mai, pourrait être adoptée d’ici l’été prochain. Initiée par les députés socialistes Bruno Le Roux et Patrick Bloche en février dernier, ce texte a déjà été adopté en première lecture par l’Assemblée nationale le 8 mars.
A ceux qui lui reprochent de ne pas aller assez loi contre la concentration dans les médias en France, Patrick Bloche, rapporteur de cette proposition de loi, a déclaré le
14 avril dernier sur LePoint.fr : « Pour qu’il y ait pluralisme, il faut des investisseurs. Par exemple, Patrick Drahi, après son accord avec Alain Weill, possède un peu de tout : presse écrite (L’Express, Libération…), télévision (BFM TV, RMC Découverte), radio (RMC, BFM Business) et aussi télécoms avec SFR-Numericable. On ne va pas faire de comptes d’épiciers. On ne va pas lui dire “Vous ne pouvez pas posséder plus de tant de quotidiens ou chaînes de télévision” ». CQFD. @