Neutralité de l’Internet : la FCC pose la question de la régulation des « terminaisons de données »

A la suite de l’annulation partielle, le 14 janvier 2014, des anciennes règles sur la neutralité d’Internet par la Cour d’appel de Washington, la FCC a publié le 15 mai dernier une consultation publique – jusqu’au 10 septembre – sur les nouvelles règles et sanctions qu’elle envisage de mettre en place.

Par Winston Maxwell, avocat associé, Hogan Lovells

Les nouvelles règles obligeraient les fournisseurs d’accès
à Internet (FAI) à informer leurs clients sur les éventuelles pratiques de gestion de réseau qu’ils mettent en oeuvre (1). Cependant, la Federal Communications Commission (FCC) souhaite aller plus loin en matière de transparence. D’une part, elle souhaite imposer aux FAI une obligation d’informer non seulement les internautes en aval, mais également les fournisseurs de contenus en amont sur les performances du réseau. D’autre part, les FAI doivent fournir des informations précises sur le niveau de congestion des réseaux aux heures de pointe.

Non blocage : que pour les sites « légaux »
Enfin, les FAI doivent déclarer toute instance de blocage ou de diminution des débits ainsi que tout accord conclu par les FAI en matière de service prioritaire. La FCC, qui souhaite s’appuyer le plus possible sur les mesures de transparence pour assainir le marché, cherche à accroître ses pouvoirs de sanction en cas de non-respect par les FAI de leurs obligations de transparence. Elle cite l’exemple de la réglementation boursière américaine qui sanctionne lourdement toute erreur ou omission dans les déclarations faites par les sociétés cotées. Les FAI pourraient subir des sanctions similaires en cas de déclaration inexacte.
Ils ne pourront bloquer l’accès à des contenus, services, applications ou terminaux, sauf si le blocage est justifié pour des raisons de « bonne gestion du réseau ».
Comme par le passé, les nouvelles règles permettraient aux FAI de bloquer l’accès à des contenus illicites, car la règle américaine de non blocage ne s’appliquerait qu’à des contenus « légaux ». Ce détail a son importance car cela permet aux FAI de mettre en oeuvre des mesures d’autorégulation pour bloquer l’accès à certains contenus illicites tels que la pédopornographie ou les sites de téléchargement illicite. Dans son examen de la proposition de la Commission européenne sur la neutralité de l’Internet, le Parlement européen a décidé en avril 2014 d’éliminer toute référence à des contenus
« licites ». Selon l’approche des eurodéputés, seul un tribunal pourrait bloquer l’accès
à un site illicite. Les FAI ne pourraient pas le faire de leur propre initiative. La position du Parlement européen sur ce point sera probablement discutée dans le cadre des négociations entre le Parlement et le Conseil européen. En tout cas, aux Etats-Unis,
ce point n’a jamais donné lieu à débat : les anciennes règles de la FCC, comme les nouvelles, permettent de bloquer l’accès à des contenus « illicites ». La règle interdisant les mesures de blocage serait assouplie pour les opérateurs mobiles, lesquels pourraient bloquer l’accès à certaines applications, ou à certains services ou terminaux, mais ne pourraient pas bloquer l’accès à des sites web licites, ni à des applications de voix sur IP qui seraient en concurrence avec les services voix de l’opérateur mobile. Comme par le passé, la FCC justifie cette différence de traitement en raison du niveau de concurrence plus élevé sur le marché du haut débit mobile, et en raison de l’évolution technologique rapide du secteur. Elle pose la question cependant de la pertinence de cette différence de traitement entre les opérateurs fixes et mobiles. En Europe, cette différence n’existe pas. Les règles européennes en matière de neutralité de l’Internet s’appliquent de la même manière aux opérateurs fixes et mobiles (2).

La notion de « service spécialisé »
Les nouvelles règles de la FCC interdisent toute pratique commerciale déloyale.
Avant la décision de la Cour d’appel dans l’affaire Verizon contre la FCC, cette dernière imposait aux opérateurs fixes une règle de non-discrimination. Cette règle de non-discrimination a été annulée en appel. Pour contourner l’obstacle, la FCC abandonne l’idée d’une règle de non-discrimination et envisage une norme plus souple qui interdirait toute pratique « déloyale ». La définition d’une pratique déloyale serait appréciée au cas par cas par la FCC. Cette approche ressemble à celle utilisée par l’autorité américaine de protection des consommateurs, la FTC (3), qui s’appuie sur
une règle similaire – l’interdiction de toute pratique déloyale – pour sanctionner des pratiques mettant en péril la protection des données personnelles. Contrairement aux propositions européennes, les nouvelles règles de la FCC ne tenteraient pas de définir la notion de « service spécialisé ».Les textes européens, surtout après les amendements votés au Parlement européen en avril, tentent d’encadrer ce concept
de « services spécialisés » afin que ces services ne viennent pas remplacer l’accès à l’Internet classique. Même si les services spécialisés resteraient exclus des nouvelles règles de la FCC, cette dernière ne tente pas de créer une définition figée de ce type
de service.

Terminaison data versus neutralité ?
Les nouvelles règles proposées ne s’appliqueraient qu’à l’intérieur du réseau du FAI en aval, à savoir le FAI ayant la relation avec l’abonné final. Les règles ne s’appliqueraient pas aux relations entre le FAI et d’autres opérateurs en amont qui acheminent du trafic Internet sur le marché de gros. Or, c’est précisément là où des problèmes commencent à émerger. Il devient de plus en plus fréquent, notamment pour les fournisseurs de contenu vidéo, de faire appel à des prestataires spécialisés dans l’optimisation du trafic. Ces prestataires, appelés CDN (Content Delivery Networks), souhaitent s’interconnecter directement avec les FAI en aval, idéalement dans une relation pair-à-pair (peering) non payante. Les relations pair-à-pair non payantes sont la norme en matière d’échange de trafic Internet entre opérateurs dits de « niveau 1 » (Tier 1) sur
le marché de gros. Ces échanges de trafic ne sont pas régulés car le marché est considéré comme concurrentiel (4).
Ayant établi une relation de peering avec France Télécom, l’opérateur Cogent a souhaité accroître la capacité des liens qu’il avait en place avec l’opérateur français. Celui-ci a demandé un paiement pour rémunérer les déséquilibres de trafic en sa défaveur, ce qui aurait eu pour effet de transformer la relation en une relation de peering payant. La Cour d’appel de Paris a confirmé le 19 décembre 2013 que France Télécom était en droit de demander un paiement supplémentaire en raison des déséquilibres de trafic, à condition que France Télécom applique cette politique de manière non discriminatoire à l’égard de tous les opérateurs. Aux Etats-Unis, Netflix a conclu un accord avec Comcast qui inclut un aspect payant. Les détails de cet accord ne sont pas publics. Cependant, la FCC s’y intéresse et a commencé une mission de collecte d’informations pour mieux comprendre ce marché jusqu’à présent non régulé. Dans sa consultation publique, la FCC cite une proposition du professeur Tim Wu (5), l’un des premiers défenseurs de la neutralité de l’Internet. Selon lui, il faut diviser une communication Internet en deux parties : d’abord, l’internaute appelle le serveur du fournisseur de contenu ; ensuite, le fournisseur de contenu répond à l’appel en envoyant les données demandées par l’internaute. Pour Tim Wu, cette deuxième communication pourrait être régulée par la FCC comme une prestation classique d’acheminement d’appels. A ce titre, la FCC pourrait – et devrait selon le professeur – imposer des obligations de non-discrimination. Or, c’est précisément ce que proposent France Télécom et les membres de l’association ETNO (6) depuis plusieurs années.
Ces opérateurs télécoms historiques européens militent pour le droit de facturer une prestation de terminaison de données similaire à la prestation de terminaison d’appels téléphonique. Cette prestation serait régulée, et les opérateurs seraient en droit d’appliquer un tarif non-discriminatoire et orienté vers les coûts. Les grands opérateurs de l’Internet ont combattu cette proposition qui, à leurs yeux, permettrait à chaque FAI d’ériger des barrières de péage sur les autoroutes de l’Internet. Les fournisseurs de contenu contestent l’idée même que les FAI en bout de chaîne leur fournissent un service d’acheminement. Selon eux, la direction des flux est sans incidence sur l’identité du bénéficiaire du service. Le bénéficiaire du service reste toujours le client
du FAI, à savoir l’internaute en bout de chaîne qui demande l’accès à des contenus. L’ironie est que le professeur Wu propose une solution qui, selon beaucoup, irait justement à l’encontre de la neutralité du Net !
La question de la régulation de ces accords de peering bute sur une question fondamentale à laquelle personne, pour l’instant, ne détient une réponse définitive : dans un échange de trafic Internet sur le marché de gros, qui est le vrai bénéficiaire du service ? Est-ce que la direction des flux de trafics a une incidence sur cette question ? La théorie défendue par les opérateurs européens au sein de l’ETNO est que l’envoyeur des flux est le bénéficiaire du service et devrait payer les coûts associés, selon le principe « sending party pays » (7).
Les fournisseurs de contenus contestent cette vision, et soutiennent au contraire que
le vrai bénéficiaire reste l’abonné du FAI en bout de chaîne qui demande l’accès aux contenus.

La prudence devrait s’imposer
La consultation publique de la FCC, laquelle reçoit du 15 juillet au 10 septembre 2014 les commentaires à ses propositions (8), sera l’occasion de débattre ce point délicat.
Le régulateur américain restera probablement prudent, car ce marché est en forte évolution. @