Cinéma : avoir le choix entre salle et vidéo

L’industrie du Septième Art est dépendante financièrement de la « chronologie des médias ». Grâce aux exclusivités de diffusion (de la salle à la télé, en passant par le DVD et la VOD), les producteurs de films peuvent préfinancer leurs œuvres. Mais le numérique change tout.

Jean-Luc Godard présente hors compétition, au 63e Festival de Cannes, son
« Film Socialisme ». Signe particulier : la sortie en salle de cinéma a lieu le 19 mai et le téléchargement en vidéo à la demande (VOD) est proposé pour 7 euros durant les deux jours précédents ! Cette disponibilité en ligne et en avantpremière s’inscrit en dehors de ce que les professionnels du Septième Art appellent, la « chronologie des médias », laquelle instaure en France un délai obligatoire de quatre mois – voire de trois en cas
de dérogation – entre la projection d’un film dans les salles obscures et sa disponibilité
en VOD ou en DVD, puis à la télévision (1). Et ce, en contrepartie d’une exclusivité d’exploitation, qui permet au cinéma français de se préfinancer auprès de chaque
« fenêtre de diffusion ».

L’avantage concurrentiel de la salle
Même si le réalisateur de « A bout de souffle » estime ne pas enfreindre cette sacro-sainte règle, son initiative en agace plus d’un au cœur de la filière cinématographique. Les avis sont même très partagés au sein de l’Association des producteurs de cinéma (APC), dont le coproducteur et distributeur du « Film Socialisme » (Wild Bunch), est membre. Godard n’est cependant pas le premier à bousculer cette chronologie des médias, dont le Septième Art français est trop dépendant. Le Français Luc Besson prône la quasi-suppression des délais entre la salle et la vidéo, lorsqu’il propose de vendre des films sur Internet « juste après la sortie en salles » (2). Aux Etats-Unis,
où les trois à quatre mois de décalage sont régulièrement court-circuités, Steven Soderbergh fut un des pionniers du genre en 2006, avec son premier film « Bubble » diffusé simultanément en salle, sur le câble et en DVD. Certains films outre-Atlantique sortent même directement sur Internet ou à la télévision, selon le principe du « direct-to-video ». Plus récemment, en Europe, le film « Alice aux pays des merveilles » de Tim Burton a été mis en vente sur DVD moins de trois mois après sa sortie en salles (3). L’idée d’une « sortie universelle » des films sur tous les supports numériques – ou multi diffusion dite « day and date » au pays d’Hollywood – fait son chemin. Le numérique, qui touche désormais tous les modes de diffusion des films (y compris la salle), remet en cause les avantages acquis dans l’exploitation des œuvres. Car, c’est encore aux exploitants des 5.400 salles de cinéma en France et leur million de fauteuils que revient le privilège de bénéficier d’un avantage concurrentiel historique. A savoir : l’exclusivité de la première diffusion des films durant quatre mois. Tout en préservant le préfinancement nécessaire des films et la diversité des œuvres, il serait temps que la filière cinématographique s’affranchisse de ce qui risque de devenir une « anachronie des médias » face à la poussée des nouveaux médias, de la haute définition et la 3D.
A l’heure de l’Internet (très) haut débit, de la VOD, du DVD Blu-ray et, bientôt, du téléviseur connecté, cette sanctuarisation des salles – au détriment du
« Home Cinema » – crée implicitement des distorsions de concurrence par rapport aux autres fenêtres de diffusion (4). La Fédération nationale des cinémas français s’est déjà dite favorable à ce que des longs métrages sortent directement sur le Net ou à la télé
– sans passer par la « case départ » du grand écran – pour désengorger les salles d’un trop-plein de nouveaux films. Autre avantage : plus la VOD ou le DVD seront proches de la salle (voire simultanés), moins le piratage en ligne sera encouragé. Et pour les œuvres n’ayant pas trouvé leur public dans les salles obscures, le cinéma à la demande est l’occasion de leur redonner aussitôt une seconde chance. Pour l’heure, avec à peine plus de 80 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2009, le marché français de la VOD tarde à décoller malgré ses quelque 5.000 films désormais disponibles sur les plateformes légales. Tandis que le nombre de pirates numériques continue à croître malgré la loi « Création & Internet ».

La chronologie entretient le piratage
Les ayants droit du Septième Art jouent-ils le jeu ? Certains attendent non seulement que soit opérationnelle la Haute autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi) mais, surtout, que soit publié le décret sur les services de médias audiovisuels à la demande (SMAd). La première chargée de la « riposte graduée » ne sera pas prête avant l’été ; le second est encore un texte à l’état de projet et ne satisfait pleinement ni les producteurs, ni les fournisseurs de VOD quant aux obligations d’investissement dans les films. Résultat : après la musique qui fut la première victime des pirates du Net, le cinéma pourrait être la seconde, faute d’une offre de nouveautés suffisamment attractive pour les 20 millions d’abonnés à l’Internet haut débit en France. @