Très haut débit : une séparation structurelle pour faire émerger un champion européen ?

L’effondrement récent de l’action Altice en Bourse semble illustrer la difficulté de mise en oeuvre de la convergence contenus-réseaux, chère à M. Messier. De quoi relancer les débats sur la concentration des opérateurs télécoms en Europe et sur la séparation structurelle des « telcos » historiques.

Par Rémy Fekete, associé Jones Day

Certains débats sont récurrents, comme celui de la nécessaire concentration des opérateurs européens de télécommunications, ou à l’inverse la nécessaire séparation structurelle des opérateurs (encore dits) historiques. Alors que ces débats peuvent paraître bien vains face à l a « déterritorialisation » des nouveaux réseaux (satellites, ballons, drones, …) déployés par des OTT (Over-The- Top tels que Google ou Facebook) et les tentatives de monopolisation des infrastructures passives par
des « Tower Co » (1).

Limites du « ni-ni » : ni consolidation…
En France, c’est la marque d’un fleuriste – Jardiland (2) – qui a servi de nom de code aux tentatives successives de consolidation des opérateurs télécoms. A l’idée de constituer un bouquet séduisant, il fallait sans doute associer le caractère saisonnier des floraisons de ce type de projet et la lente maturation nécessaire du phénomène de bourgeonnement ! C’est donc une nouvelle saison qui s’annonce, avec des rapports de force qui ont considérablement évolué avec un cours de Bourse d’Altice réduit de 66 % (3), de nouveaux appétits pourraient apparaître lorsque le loup se transforme en brebis. L’actuel président de l’Arcep a évoqué plusieurs raisons que le régulateur considère fondées pour ne pas encourager la concentration du secteur : celle-ci présenterait un risque inflationniste peu conforme aux attentes du consommateur ; le temps des négociations ne serait pas compatible avec le besoin urgent d’investissements de masse dans la fibre (4) ; et limiter le nombre d’acteurs risquerait d’entraîner des conséquences néfastes pour l’emploi (5). De fait, on oppose souvent la myriade d’opérateurs européens aux quatre acteurs qui se partagent l’essentiel du marché
nord-américain. La Commission européenne est-elle si défavorable à la consolidation du secteur ? Ces dernières décisions semblent le laisser croire (6) (*) (**). Pour autant, la Commission européenne a autorisé sans condition un cas de consolidation en Suède. Le critère qu’elle a retenu est celui de la complémentarité des activités (7), lequel était rempli en l’espèce. Dans un sens opposé, elle a interdit le rachat de l’opérateur anglais O2 par Hongkong Hutchison. La Commission européenne a cette fois-ci relevé la réduction des choix pour le consommateur et le risque d’effet inflationniste sur la tarification de détail (8). Reste qu’elle reconnaît que la fragmentation du marché des télécoms en Europe coûte près de 0,9 % du produit intérieur brut (9). Certes, le nombre idéal d’opérateurs par marché national n’existe pas. Mais l’on ne peut s’affranchir de considérer que la réflexion sur l’utilité d’une consolidation doit être révisée régulièrement en prenant en considération par exemple : le fait que dans des sociétés comparables, l’Arpu (10) moyen des offres câblées en Amérique du Nord est supérieur à 100 dollars par mois lorsqu’il n’atteint pas la moitié en Europe (11) ; la concurrence des OTT sur la fourniture de services sans financement des besoins en infrastructures haut débit ; le besoin structurel d’une accélération du déploiement de l’accès très haut débit à la totalité de la population européenne.
C’est sur le terrain du déploiement de la fibre qu’émergent de nouvelles réflexions portant sur un sujet pourtant ancien (12), celui de la séparation structurelle des opérateurs historiques . Traditionnellement, la séparation structurelle vise à séparer dans des structures juridiques distinctes les activités d’un opérateur (souvent historique) en position de dominance de celles entrant dans le champ concurrentiel.

… ni séparation structurelle
En France, le 8 mars 2011, l’Autorité de la concurrence française a émis une recommandation pour séparer le réseau de l’opérateur France Télécom de ses activités de service (13) : elle a préconisé que l’Arcep exerce son pouvoir pour imposer une séparation fonctionnelle entre les réseaux de France Télécom – détenant le monopole jusque dans les années 1990 – et son activité de services. L’Autorité de la concurrence s’est inquiétée de la future situation concurrentielle dans le très haut débit (fibre optique). L’objectif, selon elle, était de redynamiser les offres des opérateurs télécoms. Plus précisément, la scission consisterait en une séparation fonctionnelle entre les activités qui resteront durablement en monopole et celles qui relèvent du champ concurrentiel. Concrètement, cela reviendrait à séparer l’exploitation des infrastructures de réseaux des activités de services, les deux entités pouvant demeurer au sein du même groupe.

Société de patrimoine publique-privée
L’Arcep a répondu le 9 mars 2011 que la scission n’était qu’« un outil de dernier recours (…) envisageable, à titre exceptionnel, qu’en cas d’échec de remèdes plus proportionnés » (14). A ce jour, la France n’a pas pratiqué de séparation structurelle. A l’inverse, en novembre 2016, l’« Arcep » britannique (15) a exigé de BT Group qu’il se sépare de sa division Openreach, laquelle fournit notamment le réseau fixe haut débit également utilisé par Sky, TalkTalk ou encore Vodafone. BT et le régulateur ont par la suite trouvé un accord en mars 2017 qui aboutira non pas à une véritable scission de l’opérateur historique et d’Openreach mais à une gestion indépendante d’Openreach par BT. Openreach se charge de la maintenance des réseaux cuivre et fibre permettant le transfert des données télécoms et de contenus des opérateurs. Openreach est amené à devenir une entreprise indépendante évoluant sous sa propre marque et qui recevra les 32.000 salariés transférés de BT à Openreach (16). Le 29 novembre 2016, l’Ofcom a exigé la séparation structurelle avant l’accord du 10 mars 2017.
En Italie, depuis 2006, le transfert du réseau fixe de TIM (nouveau nom de Telecom Italia depuis 2015) vers une entité contrôlée par l’Etat est souhaité par le gouvernement italien. L’Etat affirme qu’il s’agit d’« un actif stratégique » appelé à devenir un acteur
« neutre » du marché ouvert à tous les opérateurs télécoms. La récente montée au capital de TIM du français Vivendi, lequel en détient désormais 24 % du capital, a relancé le débat sur la scission de l’opérateur historique italien : le ministre de l’Industrie de « La botte » a tranché en faveur d’une scission et d’une cotation en Bourse séparée pour le réseau fixe de Telecom Italia.
Le sujet de la séparation structurelle nous semble présenter une nouvelle pertinence en n’étant plus opposé mais plutôt associé à la nécessaire concentration du secteur et aux efforts nécessaires de déploiement de fibre : il est acté depuis plusieurs années, tant au niveau européen (17) qu’au niveau national (18), que le besoin d’investissements en déploiement de fibre optique ne pourra s’affranchir d’une contribution des finances publiques. Dans son étude annuelle sur l’investissement qu’elle vient de publier (19),
la Banque européenne d’investissement (BEI) dénonce en particulier la faiblesse des investissements publics dans des infrastructures de long terme – notamment en France (20) – et souligne spécialement la faiblesse des réseaux numériques allemands qui risque de freiner la croissance économique à long terme. Les enjeux du très haut débit, facteur-clé de développement économique et d’aménagement du territoire, restaurent l’Etat dans un rôle d’acteur majeur du secteur des télécoms. Cette nouvelle légitimité permet d’envisager, sans honte, que les éléments de réseaux stratégiques (les fameux « backbones » de fibre optique) soient rassemblés dans une (ou plusieurs) structures destinée(s) uniquement au déploiement et à la maintenance, plutôt que de rester éparpillés aux mains actuellement d’une multitude d’opérateurs de réseaux et de collectivités locales à travers l’Europe.
Il ne serait pas invraisemblable que cette structure de patrimoine, propriétaire des backbones européens, soit en partie détenue par des entités publiques (y compris des Etats européens) – pour autant que l’exploitation des réseaux et la fourniture du service (aux opérateurs télécoms de détail) soient confiées à des sociétés d’exploitation privées. Le schéma « société de patrimoine/sociétés d’exploitation » est un mode de structuration juridique bien connu, notamment dans le cadre de partenariats publics-privés (PPP), lequel cadre a démontré son efficacité sur d’autres continents et dans plusieurs secteurs de réseaux (eau, électricité, télécommunications, en Asie et en Afrique notamment). Le mettre en oeuvre au niveau européen permettrait : de concentrer de manière efficace les financements européens et nationaux en matière de backbones ; de faire émerger un acteur paneuropéen majeur sur la scène internationale dans un secteur qui en manque dramatiquement ; d’optimiser les conditions de fourniture de trafic haut débit dans le cadre d’une politique tarifaire régulée qui bénéficiera tant aux opérateurs télécoms de détail qu’aux consommateurs ; de faciliter la régulation des OTT.

La balle dans le camp de l’Europe
En Inde, en Egypte, en Indonésie, au Maroc et en Chine, les interventions des OTT sont soit simplement interdites, soit largement limitées. Ce qui donne lieu à la floraison de comportements de contournements, notamment via la multiplication de VPN (21). Aux Etats-Unis, les dernières annonces du nouveau président de la FCC (22) Ajit Pai font craindre une remise en cause de la neutralité du Net (23). Il est possible que l’Europe dessine une nouvelle voie dans l’avènement du très haut débit, en se dotant d’acteurs puissants en infrastructures, premier pas d’une nouvelle émergence numérique. @