Bouclier juridique, le secret des affaires s’arrête là où commence la liberté d’expression

Anciens médias, nouveaux médias et lanceurs d’alerte sont unanimes pour préserver la liberté d’expression au nom de la liberté d’informer. C’est la limite naturelle du secret des affaires. Encore faut-il définir ce dernier et légiférer.
La loi « Macron » a tenté, en vain, de le faire. N’est-ce que partie remise ?

Etienne Drouard, avocat associé, cabinet K&L Gates

A l’occasion de l’examen en commission du projet de loi
« Macron » pour la croissance et l’activité, les parlementaires
ont adopté des amendements visant à définir et protéger le secret des affaires. Mais il n’aura fallu que 48 heures à deux journalistes de renom, Edwy Plenel (1) et Elise Lucet (2), pour faire renoncer l’Elysée, puis Bercy et la majorité parlementaire, au maintien du projet de texte sur le secret des affaires. Les deux journalistes estimaient qu’un tel projet portait atteinte à l’activité des journalistes, notamment leurs investigations et, de manière générale, que ce texte n’aurait jamais permis la sortie d’affaires telles que celle du Médiator ou des prothèses mammaires PIP s’il avait été en vigueur lorsque des journalistes enquêtaient sur ces affaires.

Liberté d’expression en Europe
Invoquer la protection de la liberté d’expression – à juste titre ou non – quelques semaines après les attentats de janvier 2015 était imparable. Lobotomisant. A tel point que Emmanuel Macron (3) et le président de la commission des lois de l’Assemblée nationale ont vite craint leur « démonétisation » personnelle ou celle du texte s’ils maintenaient les « amendements secret des affaires ». Et ce, au milieu d’un débat parlementaire déjà très houleux qui conduisit à l’adoption sans vote du projet de loi
« Macron » par l’Assemblée nationale en première lecture, par le recours à l’article
49-3 de la Constitution. Il est vrai que le traitement d’un sujet aussi important que le secret des affaires dans les replis d’une loi aussi tentaculaire que la loi « Macron »,
était probablement une négligence : lorsque la presse ne sait plus communiquer sur
les thèmes abordés par le projet de loi « Macron » tellement ils sont nombreux, on s’expose naturellement à une critique d’autant plus audible qu’elle porte sur un sous-thème précis, qui « parle » plus facilement aux médias… surtout quand ces derniers s’estiment visés par le sujet en question. Dans ce tintamarre médiatico-politique, peu d’acteurs concernés ont eu le temps d’analyser sereinement les dispositions adoptées par les députés avant d’être retirées par le gouvernement. Or, lorsqu’on est un journaliste, on ne peut de bonne foi affirmer que la liberté d’expression pourrait être vraiment menacée par une loi nationale au sein de l’Union européenne. Car quiconque s’intéresse aux mécanismes institutionnels de protection de la liberté d’expression le sait : au sein de l’Union européenne, les Etats membres ne sont pas libres d’attenter par la loi à la liberté d’expression (4). Bref. Pourquoi tout ce bruit ? Qui a lu le projet de texte ? Et à quoi bon légiférer sur le secret des affaires ? Pourquoi faut-il clairement définir et organiser la protection du secret des affaires ?

Il s’agit d’un indéniable progrès dans la protection du patrimoine immatériel des entreprises comme des organismes de recherche et de tous ceux qui imaginent, innovent et créent ainsi les principales richesses d’aujourd’hui et de demain. Or ce patrimoine, fruit de l’intelligence, est régulièrement menacé de « pillages » économique ou para-étatique. Et contre ces menaces, les outils de défense ou de riposte sont limités, mal adaptés, voire inexistants. Bien que la notion de secret des affaires soit mentionnée dans le code de commerce, de la consommation, des postes et communications électroniques ou encore le code monétaire et financier, il n’en existe aucune définition véritable, ce qui est source d’insécurité juridique. Au niveau du droit communautaire, où le secret des affaires est rattaché au secret professionnel par l’article 339 du Traité européen (TFUE), les secrets d’affaires sont définis par les juridictions européennes comme « des informations dont non seulement la divulgation au public mais également la simple transmission à un sujet de droit différent de celui qui a fourni l’information peut gravement léser les intérêts de celui-ci » (5). Cette définition jurisprudentielle a ensuite été reprise et complétée par la communication de la Commission européenne sur l’accès au dossier publiée le 22 décembre 2005.

Le maquis législatif français
En droit français, les dispositions existantes constituent un maquis législatif dont la complexité laisse les entreprises, notamment les plus petites, incapables de faire face à la diversité des stratégies de pillage et des contentieux à mener pour y répondre. Ainsi, en droit pénal, l’incrimination de vol n’est pas applicable au vol d’information, laissant un trou béant dans la cuirasse. Et s’il est possible d’invoquer l’abus de confiance, l’escroquerie, l’intrusion dans un système informatique, le secret de fabrique, le secret professionnel… il ne s’agit là que de moyens de réponse fragmentés qui ne recouvrent pas la diversité du pillage d’informations confidentielles. Les principales victimes de ces lacunes sont nos PME-PMI innovantes, source d’emploi et de croissance.

La France soit combler un retard
En droit civil, aucune protection spécifique n’est prévue par les textes. Les tribunaux ont tiré du droit commun de la responsabilité une certaine protection contre la concurrence déloyale. Mais elle n’est accessible qu’à ceux qui ont les moyens de s’offrir l’expertise nécessaire à sa mise en oeuvre, ce qui n’est pas le cas des innovateurs les plus fragiles, qui sont pourtant l’un des tissus les plus féconds de l’innovation. Enfin, la phase contentieuse fait trop souvent l’objet de détournement afin d’accaparer légalement des secrets indispensables à la position concurrentielle de l’entreprise.
La France doit donc combler un retard qu’elle accuse depuis longue date par rapport
à ses partenaires et concurrents économiques directs (États-Unis, Royaume-Uni, Allemagne, …), qui protègent déjà le secret des affaires de leurs entreprises face aux mêmes phénomènes de pillage que ceux rencontrés par les entreprises françaises.

Si la liberté d’expression et d’enquête journalistique autorisent de fracturer des portes, des coffres et des systèmes informatiques, alors tout secret protégé par la loi – professionnel, des affaires, défense ou médical – viendrait violer une telle vision de la liberté d’informer. Or, ce qui distingue un espion d’un journaliste, indépendamment des méthodes employées pour accéder à une information, c’est la notion d’appropriation :
le journaliste informe et révèle quand le pilleur s’informe et s’approprie (6). De surcroît, la protection légale du secret des sources constitue en elle-même une légitimation des moyens d’investigation employés à des fins d’information du public, qui vient compléter la protection de la liberté d’expression, sans que le secret des affaires ne puisse lui porter atteinte d’aucune manière.
Or, le projet de texte débattu en janvier 2015 intégrait des exemptions claires, indiscutées et larges pour garantir la protection des journalistes et des lanceurs d’alerte. A ce titre, le projet d’article L. 152-2 du Code de commerce précise que le secret des affaires n’est pas opposable « dans les cas où la loi impose ou autorise la révélation
du secret ». Le texte ne met donc nullement en cause les protections existantes, et notamment celles déjà octroyées par les lois adoptées entre 2007 et 2013 concernant les lanceurs d’alerte, ainsi que celles prévues pour l’exercice légitime de leurs missions par les institutions représentatives du personnel.
De même, le projet d’article L. 151-2 prévoit : « Toute atteinte, délibérée ou par imprudence, au secret des affaires prévue aux deux premiers alinéas du présent article engage la responsabilité civile de son auteur, à moins qu’elle n’ait été strictement nécessaire à la sauvegarde d’un intérêt supérieur, tel que l’exercice légitime de la liberté d’expression ou d’information ou la révélation d’un acte illégal ».
En faisant expressément la réserve d’un « intérêt supérieur », le projet de texte s’est inscrit dans un édifice au sommet duquel figurent un certain nombre de valeurs, dont, comme il l’indique lui-même, la liberté d’expression.
Celle-ci constitue la limite naturelle et stable au secret des affaires, comme elle l’est déjà pour le droit au respect de la vie privée ou le droit à l’image. Dans ce domaine,
la Cour de cassation rappelle « que ce droit doit se combiner avec l’exercice de la liberté de communication des informations, ce dont il résulte qu’une personne ne peut s’opposer à la réalisation et à la divulgation de son image chaque fois que le public
a un intérêt légitime à être informé ». Il en va de même du secret des affaires, nécessairement limité dans la mesure où le public a un intérêt légitime à être informé, ce qu’énonce exactement le projet d’article L. 151-2 du Code de commerce.

Bouclier juridique sous contrôle du juge
En conclusion, il faudra rebondir pour légiférer sur le secret des affaires. Vite. A force de conseiller et de défendre des entreprises innovantes comme des entreprises de presse, qui peuvent parfois et heureusement être une même entreprise, je constate qu’elles ont toutes besoin d’armes et de boucliers dans la « sale guerre » que se livrent les Etats, les ensembles régionaux et leurs économies. Le secret des affaires relève plutôt du bouclier juridique. Il ne peut s’employer que sous le contrôle du juge. Lorsqu’il peut être un recours approprié, il faut que les entreprises françaises victimes de pillage économique puissent s’en servir. Et que la presse continue de remplir sa mission essentielle, épaulée en cela par les lanceurs d’alerte, tout en préservant son indépendance à toute force. @