Neutralité du Net : beaucoup de bruit pourquoi ?

Après les Etats-Unis, la France cherche fébrilement un sens à la notion de Net neutralité et des arbitrages aux débats. Rapports, auditions, consultations
et déclarations – publics ou privés – se multiplient et brouillent plus qu’il ne
le faudrait les vrais enjeux.

Par Katia Duhamel, avocat, cabinet Bird & Bird.

En mars dernier, le Conseil général de l’industrie, de l’énergie et des technologies (CGIET), rattaché à Bercy, a remis un rapport sur « La neutralité dans le réseau Internet ». Ce rapport sera suivi en avril par le colloque « Neutralité des réseaux » de l’Autorité de régulation des communications électroniques et
des postes (Arcep) puis, en mai, par la consultation publique
de cette dernière qui a donné lieu à des propositions publiées
le 30 septembre dernier. Parallèlement, en mars, le ministère de la Culture et de la Communication – via la Direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC) – a lancé un appel à proposition pour une étude sur le sujet (non publiée à ce jour).

La confusion des intérêts et des non-dits
Alors que de son côté, la secrétaire d’État à l’Economie numérique, Nathalie Kosciusko-Morizet, s’est entourée d’un « panel d’experts » et a ouvert une consultation dont
les résultats ont été publiés en juin dernier pour alimenter un rapport demandé par le Parlement, voire un amendement à la loi sur la fracture numérique de novembre 2009.
Ce projet d’amendement et/ou de transposition en droit national du « Paquet télécom » adopté par le Parlement européen en novembre 2009 ne suffisent pas pour autant à justifier une telle agitation.
Brouillée par la multiplicité des définitions et des enjeux, la question de la neutralité du
Net apparaît comme horriblement complexe. En réalité, les choses sont plus simples
qu’il n’y paraît car la neutralité est consubstantielle aux réseaux et aux services de communications électroniques. Elle n’est pas une notion nouvelle en droit français dans lequel elle est inscrite depuis des décennies. Par exemple, l’article 32-1-II-5 du code
des postes et communications électroniques parle du « respect par les opérateurs de communications électroniques du secret des correspondances et du principe de neutralité au regard du contenu des messages transmis ». Le secret des correspondances est plus ancien encore si on se réfère à l’arrêté du 5 décembre 1789 selon lequel « le secret des lettres doit être constamment respecté ». Aujourd’hui, ce droit et ses exceptions sont encadrés par un certain nombre de textes (articles 226-15 et 432-9 du Code pénal, article L 33-1 du code des Postes et des Communications électroniques, etc.). Ces derniers mois cependant, l’antique neutralité des réseaux se présente sous des jours différents selon le point de vue et les intérêts des acteurs concernés :
• La neutralité selon Orange : « Il faut remplacer la notion de neutralité de l’Internet
par celle de l’Internet ouvert [CAD] la façon de laisser Internet comme un espace ouvert totalement ouvert (…), libre d’accès, pas de forme de censure, de sélection par rapport
à l’accès à l’information, à la capacité d’expression et de création (…) Si on prend un exemple tout simple c’est le secret des correspondances … » (1)
• La neutralité selon Google : « C’est une non-discrimination sur les réseaux entre contenus services et applications en fonction de leurs sources. » (2) Le premier se place sur le terrain de la liberté d’expression et d’accès à l’information, terrain
« neutre » pour un opérateur exonéré de responsabilité en matière de contenus ;
le second sur celui de l’absence de discrimination à l’encontre de la source des informations, services et/ou applications circulant sur des réseaux qu’il ne maîtrise pas. Que les deux se consolent car la neutralité de l’Internet, c’est-à-dire celle d’un service de communications électroniques, c’est bien à la fois la non discrimination des flux quel que soit l’auteur du flux et l’absence de censure sur les contenus transportés sur ces flux.

Mais la vérité (du débat) est ailleurs
Les enjeux réels sous-jacents au débat actuel sont certes liés au respect du principe de neutralité de l’Internet, mais ils en sont surtout distincts. La question de la « neutralité de l’Internet » est devenue avant tout un sujet économique car il s’agit de trouver des moyens de financer de façon équitable les investissements de réseaux nécessaires pour répondre au développement exponentiel des usages numériques. Autrement dit aussi de façon très pragmatique, comme l’indique Jean-Ludovic Silicani, le Président
de l’Arcep, « il s’agit d’assurer un fonctionnement efficace des réseaux, en prenant en compte à la fois le principe de la neutralité mais aussi les différentes contraintes qui s’exercent sur les acteurs » et « de permettre le développement à long terme des réseaux et des services, grâce à l’innovation et au développement des modèles techniques et économiques les plus efficaces ». Ainsi le régulateur français vient de publier 10 propositions qui permettent de garantir le respect du principe de neutralité de l’Internet et de conserver aux acteurs une liberté suffisante pour développer et proposer des « services gérés », en complément de l’accès à l’Internet, aussi bien vis-à-vis des utilisateurs finaux que des prestataires de services de la société de l’information (PSI), favorisant ainsi la capacité d’innovation de l’ensemble des acteurs. En résumé, l’Arcep formule nombre de recommandations visant
à favoriser :
• la liberté et la qualité dans l’accès à l’internet
• la non-discrimination des flux
• l’encadrement des mécanismes de gestion de trafic
• la possibilité pour les opérateurs de proposer, en complément de l’accès à l’internet,
des « services gérés », aussi bien vis-à-vis des utilisateurs finaux que des prestataires de services de la société de l’information (PSI), sous réserve que ces services gérés
ne dégradent pas la qualité de l’accès à l’internet en deçà d’un niveau suffisant, ainsi
que dans le respect du droit de la concurrence et des règles sectorielles.
• une transparence accrue vis-àvis des utilisateurs finals
• le suivi des pratiques de gestion de trafic
• le suivi de la qualité de service d’Internet
• le suivi du marché de l’interconnexion de données
• la prise en compte du rôle des PSI dans la neutralité d’Internet
• le renforcement de la neutralité des terminaux.

Les principes de la FCC aux Etats-Unis
Ces solutions ne sont pas très éloignées des principes que la Federal Communications Commission (FCC) souhaite appliquer à tous les fournisseurs d’accès à Internet (FAI)
sur toutes les plates-formes haut débit en vue de :

• assurer le respect des principes de non-discrimination selon lequel les contenus licites, les applications et les services ne peuvent pas être traités d’une manière distinctive (comme la hiérarchisation du trafic), de transparence telle que l’obligation
de divulguer les informations concernant la gestion du réseau et d’autres pratiques) ;

• Garantir une gestion raisonnable du réseau, étant entendu que la gestion raisonnable
du réseau se traduit notamment par des pratiques raisonnables employées par un FAI
afin de réduire ou d’atténuer les effets de la cogestion sur le réseau, ou pour répondre
aux préoccupations de qualité de service, diriger le trafic non désiré par les utilisateurs,
ou nuisible, empêcher le transfert de contenus illicites, empêcher le transfert illégal de contenus.

Force cependant est de constater qu’il manque encore, pour rendre ces propositions tout à fait effectives, l’émergence de modèles économiques qui permettront aux acteurs de se mettre d’accord sur une répartition équitable des investissements nécessaires sur les réseaux. @

ZOOM

Le deal Google/Verizon : pour l’autorégulation du Net ?
En août dernier, Google et Verizon ont surpris le marché en publiant une déclaration commune, proche des objectifs et des principes affichés par la Federal Communications Commission (FCC) notamment en matière de protection des utilisateurs, de non discrimination, de transparence et de gestion de réseau. Seule divergence, les deux protagonistes souhaitent une application différenciée des règles qui seraient retenues en fonction des technologies. Ce qui aurait pour effet de dispenser le haut débit sans fil de l’ensemble de ces obligations à l’exception du respect du principe de transparence. Surtout, se déclarant en faveur d’un modèle d’autorégulation du secteur, Google et Verizon refusent à la FFC une compétence réglementaire ex ante sur ces sujets. En pratique, ils souhaitent voir la Commission américaine se confiner aux règlements de différends au cas par cas, réaffirmant ici
le credo d’une gestion décentralisée et d’une régulation minimale d’Internet. @