Tous pirates ?

De tout temps, les pirates ont évolué à la marge, suscitant la peur et la fascination. Ils étaient une poignée de marins ayant largué les amarres avec la légalité, et prêts à tout.
Et il ne saurait en être autrement : comment imaginer une société largement pacifiée et pour laquelle cependant une grande partie des citoyens pourrait être qualifiée de pirates ? C’est pourtant ce qui se passa durant presque vingt ans, de l’apparition des échanges de fichiers de musique au format MP3 (grâce au site pionnier Napster en 1999) jusqu’à la lente et progressive mise en place de services et de catalogues légaux dans des cadres fixant les droits et devoirs de chacun. « Tous pirates ! » Cette simple injonction pointe à elle seule les failles du système. Bien sûr, l’Internet a, depuis son origine, rimé avec partage et ouverture tout en restant rétif aux contraintes.

« Si la licence globale n’est toujours pas en place, ce sont des systèmes très proches qui se sont peu à peu imposés :
un utilisateur peut s’abonner à une offre d’accès incluant vidéo, presse, musique et littérature. »

De même que, dès les années 70, bien avant l’avènement de l’Internet, de jeunes technophiles antiinstitutions inventaient le phreaking (contraction de freak, free et phone), dont le but était tout autant de téléphoner gratuitement que de faire la démonstration de leur parfaite connaissance des systèmes téléphoniques des opérateurs. Mouvement qui se perpétue depuis, balançant sans cesse, au gré des innovations du Web, entre prouesse technique et délinquance. Les pirates véritables, ceux qui cherchent sciemment à s’enrichir rapidement aux détours des lois et rarement capturés, existaient bien avant et existent toujours. Ce qui a changé ? Une maturité nouvelle de l’Internet, dont la nature instable reste d’actualité, mais qui a relégué une grande partie des pratiques jadis illicites au rang de curiosités historiques. Qu’il y ait dans le monde numérique, comme ailleurs, des lois et des bonnes pratiques, des droits et des devoirs, c’est bien la moindre des choses. Mais l’équilibre a été long et difficile
à établir entre des forces antagonistes permettant que les droits des auteurs soient respectés et que les droits d’usage des copies privées soient préservés. Après l’appropriation de l’accès aux contenus par les internautes et les fournisseurs d’accès, les diffuseurs et les ayants droits ont eu l’écoute des régulateurs qui, au tournant de l’année 2010, ont été nombreux à mettre en place un corpus de règles allant de l’avertissement au délit pénal. La Nouvelle-Zélande a légiféré dès 2008, suivie par l’Irlande, la Suède et Taiwan au début 2009, puis par la Corée du Sud, La France,
le Royaume- Uni, la Belgique et bien d’autres.
Le principal atout de ces nouvelles lois « Hadopi » a sans doute été de susciter des débats souvent très animés. Pour le reste, nous avons assisté à une course sans fin entre des organismes officiels toujours en retard et des internautes jamais à court de solutions de contournement. Ceux-ci se sont d’abord détournés des sites de partage peer-to-peer, comme bitTorrent ou eDonkey qui furent les premiers visés par ces nouvelles lois, pour plébisciter les sites de streaming en temps réel, faisant ainsi le succès planétaire d’un obscur site hongkongais, Megavideo. Pour les geeks, des
plates-formes spécifiques se mirent en place comme Usenet ou Demonoid, tandis que
les adeptes des pratiques underground utilisaient des sites comme Pando ou Waste, un micro réseau où les échanges sont totalement sécurisés et invisibles hors réseau. Nous avions, d’un côté, une majorité d’utilisateurs recherchant des solutions simples comme le streaming et, de l’autre, une minorité d’internautes avancés toujours à l’affût de solutions permettant de dissimuler leur adresse IP (VPN, proxys…) et de préserver
leur anonymat. Nous étions de plus en plus nombreux à penser qu’il y avait urgence
à disposer d’un cadre économique clarifié et apaisé. Si la licence globale, qui est la traduction ultime de ce besoin de transparence, n’est toujours pas en place, ce sont des systèmes très proches qui se sont peu à peu imposés. Un utilisateur peut désormais s’abonner à une offre d’accès incluant pour un montant fixe et accessible un ensemble de services étendu, très riche intégrant la vidéo, la presse, la musique et la littérature. En toute légalité ! @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2020 » : Crowdfunding
Depuis 1997, Jean-Dominique Séval est directeur marketing
et commercial de l’Idate. Rapport sur le sujet : « Le futur du Web »,
par Vincent Bonneau, également auteur d’une récente étude
pour l’Ofcom sur les techniques de contrôle des contenus en ligne.