Music like smoke

Je suis dans le noir, au milieu d’une grande salle, entouré de centaines de personnes. Nous sommes en 2020 et nous écoutons ensemble un groupe de musique pop. A l’heure de la musique numérique triomphante, le concert, le spectacle, la performance ont acquis de nouvelles lettres de noblesse, en redevenant ce qu’ils n’ont jamais cessé d’être : le moment magique où un artiste rencontre son public en même temps qu’une source de revenus majeure. Un retour vers le passé ? A la fin d’un XVIIIe siècle, époque où un Mozart, épris de liberté, multipliait les concerts pour vivre de son art tout en s’affranchissant de sa condition servile ? Pas vraiment, même si aujourd’hui comme hier, la scène reste au coeur du processus de diffusion de la musique et si on peut s’amuser à comparer les mécènes de l’époque aux majors du XXe siècle qui ont peu à peu perdu leur mainmise sur les créateurs. La différence, et elle est d’importance, tient à la manière dont la musique est distribuée aujourd’hui.

« “Music like water” : cette métaphore, qui conduit tout droit au concept de licence globale, s’est effectivement peu à peu imposée, mais pas de manière hégémonique. »

La révolution numérique, qui avait plutôt bien commencé pour l’industrie du disque en procédant au remplacement des vinyles et des K7 par les CD, lui avait permis de construire un modèle économique très rentable. Mais c’est aussi ce qui l’a empêché d’anticiper la mutation inexorable de la dématérialisation de la diffusion. Ce combat perdu d’avance a alimenté les discussions des utilisateurs, des professionnels, des experts et de nos élus pendant des décennies. Tour à tour, les fragiles digues de sable que furent parmi d’autres les DRM ou la loi Hadopi, dont certains se souviennent peut-être, ont cédé devant l’évidence de la simplicité et la puissance du flot. Gerd Leonard, gourou autoproclamé futurologue des médias avait popularisé l’idée, dès 2004, que la musique avait acquis les mêmes propriétés que l’eau. « Music like water » : insaisissable, diffusée via les nouveaux « tuyaux » de l’Internet et, telle une commodité, disponible à tout moment au robinet. Cette métaphore, qui conduit tout droit au concept de licence globale, s’est effectivement peu à peu imposée, mais pas de manière hégémonique. Au côté du CD qui a encore ses adeptes et l’achat à l’acte – selon le modèle iTunes, qui avait permis à Apple de décider seul contre tous que le prix d’un morceau serait de 0,99 dollar –, la musique circule désormais majoritairement de manière dématérialisée et gratuite. Des plateformes puissantes sont venues prendre le relais des pionniers Deezer et Spotify. Les mélomanes de tous âges enrichissent leur play-list gratuitement, la contrepartie financière étant acquittée par la publicité et les fournisseurs de moyens techniques (réseaux et terminaux). Comme pour la radio, ces derniers reversent les sommes collectées aux ayants-droit via les sociétés assurant la gestion des droits d’auteurs, et de manière beaucoup plus précise que par le passé. En effet, les systèmes actuels permettent de connaître exactement le nombre de fois que tel morceau de tel artiste a été écouté.
La musique, qui fût aux avant-postes de la révolution numérique, est également la première à mettre en pratique les principes énoncés par l’économie de l’attention, selon lesquels l’attention des utilisateurs saturés de contenus est la véritable ressource rare qui, valorisée, permet de financer le secteur. Désormais quand on paie, c’est pour assister à un concert ou pour s’abonner à un service premium à réelle valeur ajoutée : exclusivités, retransmissions de concerts privés, discussions avec l’artiste, accès à des catalogues rares, à des versions originales ou aux partitions… Ultime retour vers le passé, on peut également se souvenir qu’un certain Édouard-Léon Scott de Martinville, inventeur français du phonautographe en 1853, fut le premier – devançant ainsi de 24 ans le phonographe d’Edison – à enregistrer les sons sur une feuille de papier couverte de noir de fumée.
La musique comme de la fumée, ou mieux comme de la vapeur d’eau ? Ce pourrait être la prochaine étape de la musique numérique devenue définitivement éphémère, immatérielle car affranchie des terminaux et des réseaux et passant directement du créateur à sa communauté d’admirateurs. @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique “2020” : Le mobile
Depuis 1997, Jean-Dominique Séval est directeur marketing
et commercial de l’Idate (Institut de l’audiovisuel et
des télécoms en Europe). Rapport sur le sujet :
« Les nouveaux marchés de la musique » par Laurent Michaud.