De la photo à la webographie

En cette fin d’été, à ce moment particulier où nos pensées sont encore imprégnées par nos voyages et retrouvailles familiales, je retrouve sur le Net les images de ceux qui ont vécu les mêmes instants que moi, mais avec leurs regards, à travers leurs innombrables photos. Pour moi, qui ne suis pas photographe, c’est une chance que de pouvoir me faire un album grâce aux centaines de clics de mon réseau. Quand je souligne que je ne fais pas de photo, ce n’est plus tout à fait vrai. Sans vraiment le vouloir, je me suis trouvé progressivement à la tête de terminaux mobiles intégrant, pour la plupart d’entre eux,
une fonction de capture d’images. Il m’arrive donc d’en prendre, le plus souvent avec
mon smartphone qui ne me quitte jamais, mais sans rivaliser avec la frénésie qui semble tenir la plupart de mes contemporains ! Je suis donc, comme beaucoup, emporté par
cette vague de fond qui fait du XXIe siècle celui de l’image reine. Le siècle précédent,
qui fut celui des grands noms du métier et des grandes agences qui donnèrent leurs lettres de noblesse à la photographie, ferait presque pâle figure face à ce déferlement.
Car il s’agit bien d’un changement d’échelle depuis l’année 2001 où l’activité photographique mondiale argentique était encore mesurable : quelque 2,7 milliards de
films furent consommés, pour un total de plus de 80 milliards de photos. Dix ans plus tard, avec l’essor du numérique, le nombre de photos prises dans le monde pouvait atteindre les 800 milliards, dont plus de 100 milliards mises en ligne sur le seul Facebook – au rythme trépidant de 6 milliards de clichés par mois !

« Mes lunettes ne font-elles pas un excellent appareil ? Immersives, les images sont de plus en plus réalisées en très haute définition, en vision 180° ou en 3D ».

Que de prises de vue depuis cette fameuse année 1839 durant laquelle est né le procédé de reproduction photographique qui fixa une image fugace au fond de cette chambre noire. Mis au point par Niépce, touche à tout de génie, le procédé fut commercialisé par Daguerre, homme d’affaire inspiré, qui supplanta ses concurrents français ou anglais
en partant très rapidement à la conquête du monde. Cette invention marqua également
les esprits par la rapidité de sa diffusion : boutiques prises d’assaut, une heure après l’ouverture et multiplication éclair des vocations de photographes. Le procédé a ensuite évolué durant tout un siècle : très vite la couleur et de nouveaux supports comme la plaque de verre, puis le film souple, ensuite le petit format grâce aux innovations de
Leica ou d’Agfa, et le développement instantané par Polaroïd, pour finir par les raffinements extrêmes de l’électronique japonaise triomphante.
L’amplification du phénomène par la révolution digitale, déclenchée par la mise sur le marché des premiers véritables appareils photos numériques en 1995, n’est bien sûr pas seulement quantitative, mais bouscule la plupart des repères pourtant solidement établis depuis les origines. Le photojournalisme a dû se réinventer, complément, pour faire face
à la mutation des métiers de la presse et à la banalisation du scoop à portée de milliards d’objectifs : les grands noms d’aujourd’hui réinventent la photo de presse sur le Web,
en laissant derrière eux, par la qualité de leur travail, le vieux débat sur la photo retouchée. Depuis longtemps élevé au rang des arts majeurs, la photo a envahi le vaste champ de la création plasticienne en occupant de fait la place laissée vacante par la peinture lorsqu’elle accoucha de son dernier monochrome. L’espace de création semble infini, comme le montre cette artiste, Corinne Vionnet, qui produit des images troublantes à partir de la même vue postée par des milliers d’internautes. La photo se détache toujours plus du boitier traditionnel – mes lunettes ne font-elles pas un excellent appareil ? – et en même temps se libère des deux dimensions originelles : immersives, les images sont de plus en plus en très haute définition, en vision 180° ou en 3D. Cependant, et quel que soit le rythme des innovations, la part magique de nos photos reste encore irréductible, au moins tant que l’oeil et le cerveau qui les fabriquent restent aux commandes et que, comme nous l’a appris Roland Barthes dans « La chambre claire » : « Ce que la photographie reproduit à l’infini n’a lieu qu’une fois ». @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2020 » : e-Mémoires
Stockage et conservation des contenus
* Directeur général adjoint de l’IDATE. Sur ce thème, ne pas
manquer les Rencontres d’Arles Photographie jusqu’au
17 septembre 2011 : www.rencontres-arles.com.