Les discussions secrètes et le lobbying autour de l’article 17 controversé de la directive « Copyright »

La culture du secret qui caractérise les négociations et le lobbying autour de l’article 17 controversé de la directive « Copyright » n’est pas digne du fonctionnement démocratique de l’Europe. Alors que tous les internautes européens sont concernés par le filtrage et les risques de censures sur le Net.

La dernière réunion de négociation en date autour de l’article 17 controversé s’est tenue dans le plus grand secret – à huis clos – le 12 février dernier entre la DG Connect de la Commission européenne, des membres du Parlement européen et des représentants des Etats membres. Cette direction « Communications Networks, Content and Technology » (1), pilotée par Roberto Viola (photo) sous la houlette de Margrethe Vestager, vice-présidente de la Commission européenne, et de Thierry Breton, commissaire européen en charge du Marché intérieur, ne fait pas vraiment dans la clareté.

Futures lignes directrices, sujet sensible
Alors que jusqu’à il y a un an, la DG Connect faisait preuve d’un peu de transparence sur le « dialogue des parties prenantes sur l’application de l’article 17 de la directive sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique » (2), force est de constater que depuis février 2020, c’est le blackout quasi-total sur ce qui se dit et s’échange lors des réunions au tour de cet article 17 controversé. C’est d’autant plus regrettable que les futures lignes directrices sur son application porteront sur des dispositions concernant au premier chef les internautes européens eux-mêmes. Les lignes directrices qui découleront de ces tractations auront un impact sur le filtrage, le blocage et le risque de censure sur Internet.
Pour les ayants droit des industries culturelles, il s’agit de lutter contre le piratage en ligne en exigeant des plateformes numériques qu’elles prévoient des dispositifs techniques pour supprimer les contenus enfreignant le droit d’auteur. Pour éviter un filtrage automatique et généralisé des contenus sur Internet, la Commission européenne avait – dans son projet de lignes directrices (3) sur l’article 17 publié en septembre 2020 – instauré un distinguo entre contenus « vraisemblablement contrefaisants » et ceux « vraisemblablement légitimes ». C’est cette dernière notion – de « téléchargement susceptible d’être légitime » – que les discussions achoppent à Bruxelles. C’est aussi sur ce point (de blocage) que des eurodéputés, de tous bords – mais principalement des deux plus grands groupes politiques – le Parti populaire européen (PPE) de droite et les Socialistes et démocrates (S&D) de gauche – ont fait part dans une lettre (4), juste avant la réunion technique du 12 février, de leur insatisfaction sur l’interprétation de l’article 17 par la Commission européenne. « L’approche actuelle des lignes directrice ne reflète pas correctement l’accord obtenu après de longues négociations sur l’article 17 de la directive sur le droit d’auteur », écrivent ces parlementaires, dont les Français Geoffroy Didier (PPE), Sylvie Guillaume (S&D) ou encore Laurence Farreng (Renew Europe). Et les eurodéputés de s’inquiéter : « La dernière réponse de la Commission européenne aux questions du Parlement européen sur cette question et les récentes déclarations publiques des membres des services de la DG Connect n’ont pas contribué à apaiser ces préoccupations ».
Roberto Viola, le patron de la DG Connect, et Giuseppe Abbamonte, directeur de la politique des médias à cette même DG Connect, ont tenté d’apaiser les craintes des parlementaires européens. En revanche, d’après Election Libre, le cabinet de Thierry Breton était convié à cette réunion tendue mais n’y a pas participé. L’eurodéputé Axel Voss (PPE), qui fut rapporteur de la directive « Copyright » (5) adoptée le 17 avril 2019 et publiée le 17 mai suivant, est bien sûr intervenu dans cette réunion électrique. « Aucune réunion de suite n’est prévue », a indiqué la Cnect (DG Connect) à Edition Multimédi@. Le temps presse car cette directive européenne « sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique » doit être transposée par les Vingt-sept « au plus tard le 7 juin 2021 », dans trois mois maintenant.

Paris et Berlin, pas dans le même axe
La France, qui veut être aux avant-postes de la transposition justement de ce texte qu’elle a largement contribué à élaborer, fait partie des pays européens – avec l’Italie, le Portugal, l’Espagne, la Croatie, le Danemark, ou encore la Grèce – qui estiment que les orientations (notamment des lignes directrices ou guidance sur l’article 17) n’atteindraient pas les objectifs initialement fixés par la Commission européenne en matière de protection de la propriété intellectuelle des détenteurs de droits en Europe. Paris n’est d’ailleurs pas sur la même longueur d’onde que Berlin : le projet de transposition de la France donne un rôle prépondérant à l’intervention préventive pour bloquer des contenus, mais avec des risques de sur-blocages et d’atteintes à la liberté d’expression sur Internet, alors que l’Allemagne a une approche qui est celle de la Commission européenne où le contenu présumé licite ne peut pas être bloqué automatiquement (voir schéma ci-dessous).

Ne pas sacrifier la liberté d’expression
A trois mois de la deadline pour la transposition de la directive « Copyright », cet article 17 continue de cristalliser les oppositions. Ce n’est pas faute, pour la Commission européenne, d’avoir mené une série de consultations depuis le second semestre 2019 et au début de l’année 2020, afin de clarifier la mise en œuvre de cet article controversé. Le projet de lignes directrices (guidance) issu de ces concertations et lobbying des parties en présence – plateformes numériques, d’un côté, industries culturelles, de l’autre – n’a pas permis de parvenir à un consensus, les ayants droit estimant que le compte n’y est pas (6).
En cause, selon eux, un nouveau principe dit de « téléchargement susceptible d’être légitime », prévoyant un modus operandi pour l’application de l’article 17 où les instructions des détenteurs de droits seraient simplement écartées dans le cadre des mesures préventives. La Commission européenne, elle, cherche à préserver un équilibre entre le respect des œuvres protégée par le droit de propriété intellectuelle et les exceptions au droit d’auteur. Objectif : ne pas sacrifier la liberté d’expression, de création et d’information, dont font partie la citation, la critique, la revue, la caricature, la parodie ou le pastiche (dixit l’article 17). En France, le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) – dépendant du ministère de la Culture – avait regretté l’an dernier que la Commission européenne « esquiss[e] des lignes directrices qui réserveraient les blocages aux seuls cas de certitude de contrefaçon, et en donnant à la protection des exceptions […] une place centrale au détriment de l’effectivité des droits » (7).
L’article 17 incite en tout cas les plateformes de partage numériques (YouTube, Facebook, Twitter, …) à obtenir une autorisation – « par exemple en concluant un accord de licence » – qui « couvre également les actes accomplis par les utilisateurs (…) lorsqu’ils n’agissent pas à titre commerciale ou lorsque leur activité ne génère pas de revenus significatifs ». A défaut d’accord d’autorisation, ces plateformes – que la directive « Copyright » appelle « fournisseurs de services de partage de contenus en ligne » – sont alors responsables du piratage des œuvres protégées. A moins qu’ils ne montrent pattes blanches : « meilleurs efforts » pour obtenir une autorisation ou pour garantir l’indisponibilité les contenus signalés comme piratés ; « agi[r] promptement », dès réception d’une notification des titulaires de droits, pour bloquer l’accès aux contenus protégés. @

Charles de Laubier