La Co-révolution

La saison 2025 des prix littéraires est de retour, avec son lot de rumeurs, de secrets et de scandales. Cette année, c’est au tour du prix Goncourt d’être à l’honneur, et pas seulement pour la qualité évidente du roman couronné. Le prestigieux jury vient de se voir ridiculisé en encensant un auteur… qui n’existe pas.
L’écrivain se cachant derrière son pseudonyme reste insaisissable, et pour cause. Quelle place, en effet, peut-on donner à une plate-forme de création collaborative ?
A une oeuvre co-écrite par des centaines d’internautes ? Chez Drouant, le jury vient
de commander une nouvelle tournée générale de camomille. En revanche, en ce qui concerne les créateurs de la plate-forme, on peut dire qu’ils ont réussi un coup de
pub magistral. Quel chemin parcouru depuis l’apparition confidentiel des premiers
« wikiromans » au début des années 2000, publiés peu après l’émergence des plates-formes de wiki, et du premier roman policier, « A Million Penguins », édité en 2007 par Penguins Book. Si des tentatives de créations collectives furent tentées tout au long
du XXe siècle, il fallut attendre la puissance et la simplicité des nouveaux outils collaboratifs en ligne pour rencontrer le succès. L’encyclopédie Wikipédia fut la
première véritable réussite collaborative, d’envergure planétaire. La co-création a
ainsi progressivement conquis ses lettres de noblesse, gagné en efficacité, tout en élargissement dans le même temps son champ d’action. Comme la révolution industrielle engendra les premiers mouvements coopératifs, comme autant de remparts dressés contre les violences et les risques économiques et sociaux des nouvelles formes de capitalisme, la révolution numérique est née sous le signe de la collaboration et de la participation.

« La sharing economy a signé l’entrée d’Internet
dans son troisième âge : après le Web statique et
le Web social, voici venu le temps du Web collaboratif. »

Cette révolution du partage et de l’entraide communautaires, facilitée par Internet, instille ses germes subversifs portant les noms d’open source, de creative common suivis par une longue procession de termes en « co » : coworking, covoiturage, colocation, colunching, coproduction, … Un dynamitage en règle de l’économie traditionnelle et de ses intermédiaires, avec des milliers de sites web facilitant l’intermédiation directe entre particuliers : location de voitures (Blablacar), d’appartements de vacances (AirBnb), de machine à laver (Lamachineduvoisin), partage culinaires (SuperMarmite), crédit entre particuliers ou peer-to-peer lending (Prêt d’union), financement participatif (Kickstarter),
et même université entre particuliers (Cup Of Teach). On comptait déjà en 2013 plus de 400 sites de services participatifs, rien qu’en France. La longue succession de crises mondiales a également servi de catalyseur et de stimulant au développement d’une économie de la collaboration, de l’altruisme et du partage.
D’abord marginal, ce courant est en train de devenir mainstream. Après les particuliers, les entreprises se sont mises à échanger des services et des ressources. Les villes, elles-mêmes, se lancèrent dès 2012 dans le programme pionnier Collaborative Cities, associant douze villes d’Europe et d’Amérique du Nord.
Les principaux acteurs sont devenus, paradoxalement, de nouveaux géants de l’Internet, participant à la consolidation de milliers de start-up.
Il y a plus de dix ans, les plus enthousiastes prophétisaient, à raison, que la sharing economy signait l’entrée d’Internet dans son troisième âge : après le Web statique et le Web social, voici venu le temps du Web collaboratif. De nouvelles manières de vivre,
de communiquer et de créer se mettent ainsi peu à peu en place pour lesquelles il a fallu imaginer de nouvelles règles de droit afin d’endiguer et canaliser les contentieux accompagnant ces nouvelles pratiques.
C’est en 2014 que la ministre française de la Culture et de la Communication de l’époque édicta la première loi sur la création, incluant des dispositions pour sécuriser les nouveaux usages créatifs et les œuvres « transformatives » sur Internet. Mais cela n’empêcha pas les centaines de co-lauréats du prix Goncourt 2025 de s’entredéchirer pour savoir qui était le véritable auteur de l’idée originale, l’écrivain génial du désormais fameux chapitre 7 ou le contributeur de la chute finale devenue un classique de la littérature mondiale. @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2025 » : Télécoms en Europe.
* Directeur général adjoint de l’IDATE.