Les Etats-Unis tentent de préserver la neutralité d’Internet

Après avoir reçu jusqu’au 14 janvier les contributions à sa consultation publique sur la neutralité des réseaux, la FCC va les étudier et demander d’éventuelles précisions jusqu’au 5 mars 2010. La décision qui en découlera aura des répercutions jusqu’en Europe.

Par Winston Maxwell, avocat associé, cabinet Hogan & Hartson.

Dans le cadre de sa « Notice of proposed rulemaking » du 22 octobre dernier (1), le régulateur fédéral américain, la FCC (2), soumet à consultation publique un projet de règlement sur la neutralité des réseaux. Ce projet prévoit six obligations qui pèseraient sur tout fournisseur d’accès à l’Internet haut débit (FAI). Selon les règles proposées, un FAI serait tenu de se conformer à
six principes.
A savoir : ne pas empêcher un utilisateur d’envoyer ou de recevoir via l’Internet les contenus licites de son choix ; ne pas empêcher un utilisateur d’utiliser les applications ou services licites de son choix ; ne pas empêcher un utilisateur de connecter et utiliser les équipements licites de son choix, à condition que ceux-ci n’endommagent pas le réseau ; ne pas priver l’utilisateur de la faculté de choisir entre plusieurs opérateurs de réseau, fournisseurs d’applications, de services ou de contenus ; traiter de manière non-discriminatoire les contenus, applications et services licites ; informer de manière transparente les utilisateurs et fournisseurs de contenus, d’applications ou de services des mesures de gestion de réseau appliquées par le FAI.

Services spécialisés et « best effort »
Ces six principes ne feraient pas obstacle à « toute mesure de gestion raisonnable du réseau ». La FCC propose de définir la « gestion raisonnable du réseau » comme toute mesure qui vise à réduire la congestion ou améliorer la qualité du service ; à éliminer tout trafic dommageable ou non-voulu par l’utilisateur ; à empêcher le transfert de contenus illicites ; à empêcher le transfert illicite de contenus. La FCC invite à des commentaires sur chacun de ces principes et définitions. Les règles proposées par
la FCC s’appliqueraient seulement aux services d’accès à l’Internet haut débit. Les
« services gérés ou spécialisés » (managed or specialized services) ne seraient pas soumis a priori aux mêmes règles. Qu’est-ce que la FCC entend par « managed services » ? Selon le régulateur fédéral américain, il s’agit notamment de services gérés de voix sur IP (Internet Protocol) et vidéo sur IP, proposés sur abonnement,
ainsi que certains services pour les entreprises. Ces services spécialisés nécessitent un niveau de qualité de service supérieur (taux de perte plus faible, meilleur délai de transmission, meilleure sécurité, …) à celui habituellement fourni sur Internet sur la base d’une politique de « best efforts » (ou « meilleurs efforts »).

Pour un Internet « ouvert »
La FCC fait notamment référence à la définition établie par la National Telecommunications and Information Agency (NTIA), agence au sein Department of Commerce (DoC) qui conseille le président des Etats-Unis en matière de télécommunications. Selon NTIA, les « managed services » correspondent à des services – de télémédecine, de communications de sécurité civile ou d’enseignement
à distance par exemple – pour lesquels il est nécessaire d’utiliser des connections de réseaux privés, afin de pouvoir bénéficier d’un niveau de qualité de service supérieur
à celui fourni habituellement sur Internet (3).
La FCC, qui fait appel aux contributions extérieures pour l’aider à préciser la définition de cette catégorie de services, souhaite encourager le développement de l’Internet
« ouvert » tel qu’il existe aujourd’hui. A savoir : un Internet où chaque fournisseur de contenus, quel que soit sa taille, peut offrir son contenu à l’ensemble des internautes, sans payer un droit d’entrée auprès de tel ou tel FAI. Ce système sans droit d’entrée pour les fournisseurs de contenus est la clé de la richesse et de la diversité de l’Internet. Il est notamment à l’opposé du modèle des réseaux câblés, selon lequel un fournisseur de contenus négocie directement avec le câblo-opérateur (4).
En même temps, les réseaux de communications électroniques évoluent vers des environnements de plus en plus sécurisés et gérés. Ces réseaux évolués permettront
à de nouveaux services de se développer sur une grande échelle, tels la télémédecine ou les smart grids (c’est-à-dire des réseaux de distribution d’électricité « intelligent » capables d’assurer la gestion de la consommation et de la fourniture de l’énergie électrique en temps réel dans chaque immeuble et foyer). Pour ces nouveaux services, les règles de « meilleurs efforts » de l’Internet traditionnel ne suffisent pas. Ils dépendent d’un réseau géré de bout en bout avec des règles de sécurité et de niveaux de qualité de service garanties. La FCC souhaite encourager le développement de ces nouveaux réseaux, sans les entraver avec les règles de « Net Neutralityn » qui pourraient limiter la possibilité pour un FAI d’offrir des qualités services prioritaires pour certains contenus ou applications.

Nouvelle génération de réseaux
Le document de consultation de la FCC fait ressortir deux environnements parallèles : d’une part, l’environnement plus exigeant des services gérés de bout en bout, et, d’autre part, l’environnement ouvert de l’accès à l’Internet. Aujourd’hui, il est relativement facile de distinguer les deux environnements. Si je regarde la télévision dans mon salon grâce à l’offre IPTV (5), j’utilise un service géré. En revanche, si je regarde la télévision sur mon ordinateur sur un site Web comme « arte.tv », il s’agit
d’un service d’accès à l’Internet.
A l’avenir, il sera plus difficile de distinguer ces deux mondes, car les réseaux de la prochaine génération – les fameux « NGN » – sont conçus pour offrir des qualités de service prédéterminées de bout en bout et pour permettre aux utilisateurs d’entrer et de sortir sans difficulté d ’ environnements différents. A un moment donné, je serai dans un environnement géré et hautement sécurisé pour consulter mon dossier médical, et le moment d’après je me trouverai dans un environnement Internet plus traditionnel pour consulter des horaires de trains. Dans les deux cas, il s’agit du même réseau physique. Sauf que l’environnement réseau va basculer de manière dynamique entre le mode géré et le mode « best efforts », en fonction des choix de l’utilisateur.
Cette difficulté n’a pas échappé à l’un des membres de la FCC, Robert McDowell, qui a remarqué que les règles proposées par la FCC reflètent une vision déjà obsolète des réseaux, une vision selon laquelle le réseau lui-même est essentiellement passif
(dumb pipes) et l’intelligence et les applications se situent aux bords du réseau
(at the edges). Selon ce commissaire, il faudrait au contraire constater la convergence
qui s’opère entre les applications et les réseaux, et accompagner ce mouvement au lieu de créer des règles qui risquent d’accentuer la division entre le monde des réseaux et le monde des applications. Les nouvelles directives européennes – le fameux Paquet télécom (voir EM@ n°1 pages 1 et 2) – ont choisi une approche moins interventionniste que la FCC en matière de neutralité des réseaux. On retrouve dans ces nouvelles directives le principe de transparence : les FAI doivent informer les utilisateurs des mesures de gestion du trafic qu’ils mettent en oeuvre. On retrouve surtout le concept de garantie de qualité de service minimum. L’idée est de laisser se développer les nouveaux services spécialisés, qu’ils soient IPTV, télémédecine, etc., tout en garantissant que ces services spécialisés ne pourront pas supplanter l’accès
à l’Internet haut débit de base, lequel restera disponible avec une qualité de service minimum. L’accès à l’Internet haut débit deviendrait une sorte de service minimum que les FAI seraient obligés d’offrir à leurs utilisateurs en sus des services spécialisés. Ce service d’accès à l’Internet haut débit répondrait à des critères de qualité de service, comme c’est déjà le cas pour le service téléphonique. Parmi ces critères de qualité de service, il ne serait pas étonnant de voir émerger quelques principes de neutralité du Net similaires à ceux proposés par la FCC.

Nouvelle génération de réseaux
Le défi réglementaire plus complexe en Europe, qui dépasse d’ailleurs la conception
de la « Net neutralité » de la FCC, sera d’assurer une concurrence durable sur les nouveaux services spécialisés, car ces services peuvent être sources de nouveaux monopoles.
Le groupe des régulateurs européens (GRE), ainsi que les régulateurs de plusieurs Etats membres, étudient actuellement le problème de réplicabilité des offres composites (6) combinant notamment l’accès haut débit à un service de télévision.
Le problème est particulièrement complexe car la télévision sort du champ des compétences de la plupart des régulateurs nationaux. @