Information, prévention et qualité minimale : les nouveaux visages de la neutralité du Net

Près de deux ans après les 10 propositions formulées en 2010 par l’Arcep en
vue de garantir la neutralité de l’Internet (1), ces recommandations semblent
se concrétiser (informations sur l’interconnexion, qualité de service, …). Est-ce
le début de la régulation d’Internet ?

Par Katia Duhamel, avocate, cabinet Bird & Bird

L’Arcep poursuit son action en faveur de la neutralité d’Internet. Par une décision du 29 mars dernier, elle a contraint tous les opérateurs Internet proposant des services en France à fournir des informations détaillées sur les conditions de leur offre de peering (2). Plus récemment, le régulateur des communications électroniques a mis en consultation publique jusqu’au 3 juillet, un projet de décision en vue de mettre en place un dispositif de mesure de la qualité du service d’accès à Internet. Nous assistons donc aux prémisses d’une régulation du monde de l’Internet.

Peering et qualité d’accès sous surveillance
La décision du mois de mars sur la collecte d’informations – des conditions techniques et tarifaires de l’interconnexion et de l’acheminement de données – exige que les fournisseurs d’accès à Internet (FAI), les opérateurs de transit ou les fournisseur
de services de communication au public en ligne (3)) « transmettent à [l’Arcep] les informations relatives à leurs conditions techniques et tarifaires d’interconnexion et d’acheminement de données ». Le principe d’une telle collecte d’informations avait été préalablement annoncé par le régulateur dans sa proposition n°8 pour la neutralité d’Internet et des réseaux. Plus particulièrement, il souhaite récolter les informations
sur les réseaux IP portant sur les relations d’interconnexion ou d’acheminement de données significatives, à savoir celles sur les « 20 principaux partenaires en termes de capacité globale d’interconnexion ou d’acheminement de données (tous points et sites confondus) » et sur « des partenaires, au-delà du 20e, partageant une capacité globale d’interconnexion ou d’acheminement de données supérieure ou égale à 1 [Gbits/s] » (4). Les opérateurs sont tenus de transmettre ces informations au plus tard deux mois après la fin de chaque semestre à compter du premier semestre 2012. Toutefois, par dérogation, la première collecte d’informations, qui doit être fournie avant le 31 août 2012, peut porter uniquement sur le second trimestre 2012.

Le projet de décision de l’Arcep sur la mesure et la publication d’indicateurs de la qualité du service d’accès à l’Internet sur les réseaux fixes s’inscrit, dans la même logique, en faveur du respect du principe de la neutralité de l’Internet (proposition n°7). Il fixe les indicateurs de qualité de service d’accès à l’Internet qui seront mesurés et rendus publics par chaque opérateur concerné. Ainsi, trois types d’indicateurs à mesurer sont distingués : la capacité (ou débit) montante et descendante, des indicateurs orientés vers l’usage (usage web, usage vidéo en ligne), des indicateurs
de performances techniques (latence, pertes de paquet).
Quant aux mesures, elle devront être réalisées :
• A partir de points de mesure clairement identifiés (5) et dont les caractéristiques techniques et géographiques n’introduisent pas de biais entre opérateurs. A ce titre, pour chaque catégorie d’accès concernée, l’opérateur devra choisir l’une de ses offres commerciales grand public les plus performantes. Cependant, ces mesures ne peuvent pas concerner les offres premium des FAI car elles visent les offres représentant 20 % des ventes réalisées sur les derniers mois pour les services concernés (6).
• En distinguant les configurations et catégories d’accès homogènes : la boucle locale de cuivre, le câble coaxial, la fibre optique jusqu’à l’abonné (FTTH), la boucle locale radioélectrique, l’accès satellitaire ;
• Selon les modalités techniques spécifiques, définies dans un référentiel commun (7), comme les horaires et la périodicité. Ainsi, les mesures devront être réalisées chaque semestre, de manière continue ; toutefois, au regard des différences de performances en heures chargées et en journée, ces périodes devront être identifiées (8) ;
• Selon les modalités techniques de traitement des données définies dans le même référentiel commun.

Améliorer l’information des utilisateurs
Les mesures réalisées devront être certifiées par un tiers indépendant afin d’attester de leur conformité aux objectifs, conditions, modalités et spécifications définis. La décision ne s’appliquerait pas aux « petits opérateurs » ayant moins de 100.000 abonnés sur une configuration spécifique d’accès au réseau : boucle locale de cuivre, câble coaxial, fibre optique jusqu’à l’abonné (9). Par ailleurs, le régulateur prévoit de mettre en place et de financer un dispositif de mesure complémentaire et indépendant de celui des opérateurs. Selon l’Arcep, la collecte d’informations sur le peering ainsi que sur la qualité de l’accès à Internet ont pour objectif d’améliorer l’information des utilisateurs finals et du régulateur via des dispositifs qui «mettent l’accent sur l’information et la prévention ».

Des opérateurs télécoms contestent déjà
Néanmoins, certains doutent, voire s’inquiètent, des véritables intentions du régulateur et des conséquences de ses nouvelles décisions sur le secteur. Ainsi, s’agissant de
la communication d’informations sur le peering, les opérateurs craignent d’éventuelles retombées fiscales : le peering étant un échange non-marchand, il ne contribue pas
au calcul du chiffre d’affaire sur lequel sont appliqués de nombreux impôts et taxes. Ils craignent également de voir le dispositif se durcir et aboutir à la mise en oeuvre d’obligations d’interconnexion spécifiques à Internet, comme par exemple l’instauration d’une « terminaison data IP » régulée, à l’instar de la terminaison d’appel voix et SMS. Bien que l’Arcep reconnaisse que les marchés de l’interconnexion et de l’acheminement de données ne nécessitent pas, « à ce stade » (sic !), la mise en place d’une régulation ex ante, elle n’exclut pas une telle possibilité (10). Quant au marché de l’accès à l’Internet, le régulateur admet clairement que le suivi de qualité lui permettra de « s’assurer que le développement des services spécialisés ne se fait pas aux dépens du service d’accès à l’Internet [autrement dit, ceux qui sont offerts à Monsieur Tout le Monde sans avoir à payer un surtaxe pour une qualité premium] ». Le régulateur pourra à ce moment faire usage de ses pouvoirs qui lui ont été attribués par la transposition
de la directive service universel et fixer des exigences minimales de qualité de service (11). Et ce, « afin de prévenir la dégradation du service et l’obstruction ou le ralentissement du trafic sur les réseaux ». C’est pourquoi les opérateurs contestent les nouvelles mesures de collecte d’information instaurées par l’Arcep, les trouvant non conformes dans leur finalité aux objectifs de la directive « service universel », modifiée en 2009, limités à l’information des utilisateurs. Indépendamment des ces objections, les opérateurs dénoncent le coût de l’application du nouveau dispositif. Reste à savoir si le régulateur prendra en compte ces arguments à l’issue de la consultation publique. Les dernières initiatives des autorités publiques françaises en matière de neutralité d’Internet n’ont pas l’air de contenter le secteur. D’ailleurs, ce sujet attire également attention des pouvoirs européens qui comptent y mettre leur grain de sel (voir ci-dessous). Avec la collecte d’informations sur le peering et la surveillance des conditions de l’accès sur l’Internet, la porte à une régulation économique de l’Internet semble ouverte. Les réactions des opérateurs ne se sont pas fait attendre. AT&T et Verizon ont déposé, selon Les Echos (12), un recours devant le Conseil d’Etat contre la décision de l’Arcep sur la collecte d’informations sur le peering. Affaire à suivre ! @

FOCUS

L’ORECE invite les régulateurs nationaux à intervenir au plus vite

Selon une enquête sur les pratiques de gestion du trafic (13) menée par l’Organe des régulateurs européens des communications (ORECE), au moins 21 % des utilisateurs mobiles à large bande sont touchés par différentes formes de restriction dans l’accès aux services de la voix sur IP (blocage, ralentissement de la bande passante, …). Pour y remédier, l’ORECE a opté pour la transparence et, si besoin est, une intervention proportionnée à la situation du marché. Dans son projet de lignes directrices sur « la qualité de service dans le champ d’application de la neutralité d’Internet » (14), il recommande aux régulateurs nationaux de mettre à disposition des utilisateurs des outils gratuits de mesure de la qualité (15). Si l’intervention est jugée nécessaire en raison de la dégradation du service d’accès à Internet, les régulateurs devraient envisager différentes formes d’intervention. Si des offres alternatives existent, des actions favorisant la concurrence et visant à faciliter la possibilité de changer de fournisseur devraient être suffisantes. Si des offres d’une qualité suffisante ne sont pas disponibles, il conviendra d’imposer des exigences minimales en la matière. @